dimanche 30 décembre 2007

dimanche 23 décembre 2007

Maigre moisson : Lorrain, Barbusse, Rollinat

Cette semaine, fêtes de fin d'année ou pénurie, la moisson est toujours aussi maigre.

D'abord pour le plaisir des yeux la couverture de Coins de Byzance. Le Vice errant de Jean Lorrain, une couverture due à Vincent Lorant-Heilbronn. Peintre, illustrateur et cinéaste.


Contient : Propos d'Opium. Maschere. Salade russe. Coins de Byzance - Les Noronsoff.

Le premier roman d'Henri Barbusse, Les Suppliants, une curiosité brumeuse et triste, publié en 1903, bien avant Le Feu, le Goncourt et le militantisme communiste. A cette époque Barbusse a publié son recueil de vers Les Pleureuses et a pour soutient et ami le malin Catulle Mendès. L'ouvrage est orné d'un envoi, malheureusement le nom du destinataire a sauvagement était gratté.


Voici ce qu'écrivait de ce premier roman Marius-Ary Leblond, dans La Plume en 1904, dans la chronique Bibliographie :

Henri Barbusse Les Suppliants (Fasquelle) "Voici qui est de la littérature et très belle. Cela n'est pas vrai et pourtant cela est beau : je veux dire qu'on n'y saurait trouver la véritée impersonnelle, et si l'on me poussait même à aller au-delà de mon sentiment, je dirais que ces personnages ne peuvent se rencontrer dans la réalité quotidienne ; mais à chaque page on touche à une très belle personnalité, profonde, grave, haute et douce, qui émeut et attache sous les formes diverses d'être à travers lesquelles elle se projette pour mieux jouir, voluptueusement, de ses nuances : elle se dédouble pour se posséder avec la volupté de l'amour. C'est le roman de l'amitié, de l'amour sensuel, de l'amour mystique, de l'amour familial, de l'amour du prochain qui se succédent dans le coeur de Maximilien, être éthéréen, qui se laisse rencontrer par le collégien Jacques, la passante des rues, Evangéline et Marguerite, sans savoir ni vouloir s'attacher terrestrement auncun d'eux, se sachant immortel par son coeur. C'est le roman du coeur, d'un coeur qui se reflète en d'autres coeurs, par un jeu de reflets mutuels, doux et vaporeux comme en Rodenbach, en un jeu de brumes. Ce roman symboliste - où les personnages sont des généralités ainsi qu'en la peinture d'un Carrière dont M. Barbusse a l'âme musicalement emprise - est un poétique sermon sur la vie : une âme religieuse enfle cette oraison mélancolique où se développent, avec une ampleur sacrée et de la grandeur, les grands thèmes de la vie. Roman psycho-philosophique, auquel s'harmonise un style le plus souvent admirable et très riche en valeurs dans l'absence de toutes couleurs."

Marius-Ary Leblond


Enfin de Maurice Rollinat, Fin d'Oeuvre, volume posthume d'inédits, publié en 1919, où l'on trouve : Les Songes (dernières poésies) - Poésies anciennes - Interprétations de poésies d'Edgar Poe - Pages diverses - Correspondance - Catalogue complet de l'oeuvre musicale de Maurice Rollinat.

Avec, en frontispice, un portait de Rollinat, que voici :

Et une préface de Gustave Geffroy, que je donnerais plus tard.

Albert LANTOINE Les MASCOUILLAT

A L'OMBRE DU BEFFROI

Albert LANTOINE : LES MASCOUILLAT. Bibliothèque de La Plume, 1898.

Recueil de nouvelles naturalistes, littérature régionaliste, étude de mœurs provinciales, Les Mascouillat d’Albert Lantoine pourrait répondre à toutes ces définitions, mais aucune d’elles n’est entièrement satisfaisante. Au naturalisme il emprunte les descriptions physiologiques, la volonté de rendre le quotidien, la vie banale, et l’étude d’un milieu social. Du régionalisme littéraire il a la profonde connaissance d’un terroir, d’une ville, et de ses habitants, leur parler, leurs habitudes, et de la topographie des lieux.
Les différents récits ou scénettes composant Les Mascouillat ne sont pas à proprement parlé des nouvelles, l’auteur y décrit des événements se déroulant à Arras, une ville du Nord de la France, en Artois, dans le Pas-de-Calais. La plupart de ces courts récits ont pour personnages des membres de la famille Mascouillat, le père, la mère et leurs trois filles. Les filles Mascouillat sont l’exemple de «l’innocent putanisme des jouvencelles arrageoises ». Le père, républicain, membre du cercle démocratique, est cordonnier. Les amants des filles, étudiants lettrés, trouvent (comme l’auteur) dans cette famille « un microcosme, résumant les mœurs d’une certaine classe ouvrière où la vie débridée des filles étaient acceptée presque fatalistement ».
Une sortie des filles en galante compagnie dans un estaminet de campagne, leurs aventures amoureuses avec de jeunes « messieurs », étudiants ou militaires, une soirée au cercle démocratique, la tragique mésaventure, à la foire d’Arras, de Hady Messaoud dit « Bono-Béseff », marchand ambulant de produits exotiques, dans ces scènes pittoresques, amusantes ou tragiques, l’auteur peint par petites touches, les caractères et les actes de ses personnages, les détails disséminés, ici ou là, finissent par constitués des portraits complets.
Mais c’est la langue elle-même, qui constitue à la fois l’intérêt et la faiblesse de ce volume. - « yeux inombrés de soucis », « des fumées de locomotive citrinaient dans le soleil », « Vergennes riota », «des mains blandiciantes », « ils s’encourtinaient », « singesque », « d’églisials clochers», « fatalistement », « trôler de chambres en chambres », « des racontages », « l’avertissement pour un quadrille fanfaré en le bal, tarentula Jeanne », « gouliafre » - J’arrête ici la liste des néologismes, mots anciens, termes populaires, et autres verbes formés à partir d’un nom commun (« ils pélerinagent »). De Huysmans à Rosny, de Lemonnier au Goncourt, les auteurs fin de siècle, même les moins taxés de décadentisme, ont usés des termes rares et des néologismes, mais Albert Lantoine, truffe à l’excès sa langue d’ « insenséismes », ses personnages « s’éjouissent », « s’hilarent », et « clament aux vesprées d’auréals passages de Salammbô » tout ceci entrelardés de bouts de dialogue en patois, dans des décors de kermesses, d’estaminets campagnards et de bals populaires. Ce décalage entre la langue employée et le sujet traité fait de ce roman, l’exemple, raté, mais poussé à l’extrême de la rencontre entre la description crûment naturaliste et l’écriture artiste. D’autres exemples viennent immédiatement à l’esprit, et en premier celui de Camille Lemonnier, autre Flamand, et de son roman Happe-Chair, mais alors que Lemonnier réussit à intégrer parfaitement le discours patoisant de ses personnages à son style artiste, les récits d’Albert Lantoine laissent trop apercevoir l’artifice d’une langue fabriquée à la lecture du Littré. Cette réserve faîte, Les Mascouillat, peut encore séduire, outre les nordistes qui y retrouveront la saveur, et les travers, de leur terroir, les amateurs d’histoire de la littérature et les collectionneurs de documents.

Afin de connaître un peu mieux l'auteur je donne ci-dessous son portrait par S.-Ch. Lecomte.



Albert LANTOINE

L’HOMME.

par Sébastien-Charles Lecomte

Extrait de la revue lilloise Le Beffroi, Art et littérature modernes, fascicule 29, Novembre 1902. N° spécial Albert Lantoine.


J’éprouve peu de joie à donner la biographie d’un écrivain parce que les renseignements généralement fournis sont d’une utilité discutable pour le faire connaître au public. On devrait placer en épigraphe d’un article comme celui-ci une note, extraite d’un dictionnaire de littérature, dispensant le présentateur, plus soucieux de montrer le portrait psychique, de ces détails oiseux, souvent connus, qui ne prêtent ni à des idées, ni à des phrases. Il est vrai que cette fois il importe de ne point laisser ignorer aux lecteurs du Beffroi et même d’attirer leur attention sur ce fait : que M. Albert Lantoine est né à Arras en 1869, et que c’est sa qualité de nordique (en outre, bien entendu, de son admirable talent), qui permet aux directeurs de cette vaillante revue se lui consacrer le numéro spécial de cette année. C’est là un hommage heureusement rendu, parce qu’il a droit aux louanges de l’élite et au respect de la foule, cet écrivain qui, dédaigneux des réclames mensongères et sans aplatissement devant n’importe quel seigneur de lettres, a écrit ces œuvres : Pierre d’Iris, Elisçuah, Les Mascouillat, La Caserne, Le Livre des Heures, analysées plus loin, discutées peut être, mais qui dénotent un travailleur épris de beauté, et tendant littérairement vers une forme toujours plus harmonieuse, socialement vers une humanité toujours plus fraternelle. Et d’autres poésies, d’autres articles, non réunis en volumes, ont été dispersés au hasard de périodiques nombreux qu’il serait trop long d’énumérer. Et rappelons seulement que selon l’expression de Camille de Sainte-Croix, Albert Lantoine fut « le Benjamin du Chat Noir », car, en 1887, c’est à ce journal si curieux et déjà presque légendaire aujourd’hui, où avaient débuté tant de poètes maintenant célèbres, qu’il donna ses premiers poèmes.
Il y a trois ans, il prit la succession de J. G. Prod’homme, à la rédaction en chef de la Revue Franco-Allemande, qui, publiée en Allemagne et en France, fit tant pour amener cet apaisement des esprits, si constatable dans les deux pays.
Pour définir l’homme extérieur j’emprunterai ces quelques lignes à la conférence faite à Paris, en Novembre 1899, sur le poète qui nous occupe, par M. Achille Essebac, l’auteur de romans fort beaux, quoique d’une thèse un peu osée, et dont le dernier paru, l’Elu suscite des discussions en ce moment ;
« Cloîtré dans le souci de son art, étonnant par l’exclusivisme de sa foi, Albert Lantoine est un chartreux de lettres. Il paraît même, au premier abord, en avoir toute la gravité et tout le recueillement, à moins qu’il n’ait hérité de quelque ancêtre espagnol ce masque froid et calme, aminci par la fuite fuselée d’une barbiche presque militaire, éclairé par des yeux qui pénètrent, de droiture intransigeante, tout le personnage que l’on dirait immortalisé dans ses aïeux par le pinceau d’un Velasquez, et que l’on voit en rêve errant, dans l’atmosphère glacée d’un Escurial au temps de Philippe II. »
« Au moral, Albert Lantoine a l’abominable maladie de la sincérité. Ayant ce défaut d’avoir des opinions très arrêtées sur beaucoup de choses, il l’aggrave en ne craignant pas de les exprimer audacieusement partout où il entend émettre des idées qui ne sont pas les siennes. S’il s’est fait ainsi des ennemis, ce que je veux ignorer, leur châtiment sera d’être obligés de l’estimer quand même. Et dans ses chroniques littéraires, ne s’occupant que de l’œuvre et jamais de l’auteur, il lui est arrivé d’être fort sévère pour un écrivain qu’il louait quelques mois après avec véhémence pour une œuvre nouvelle ; chose fort naturelle assurément, mais extrêmement rare néanmoins, à notre époque où l’amitié inspire presque toute la critique. »
Aussi les conférences de Lantoine sont-elles toujours savoureuses, paraît-il (car les circonstances ne m’ont jamais permis d’aller l’écouter), mais j’aime l’entendre à ses mercredis soirs, dans un petit salon de la rue Custine, encombré de tableaux, de cuivres et de vieux bois, où, deux fois par mois, se réunissent ses amis. On ne retrouve plus l’homme froid du Nord, mais un hôte plutôt exubérant, entraînant ses invités sur les sujets qu’ils connaissent le mieux, vivifiant la conversation de ses aperçus originaux, de ses remarques mordantes, dont la grâce souriante de Madame Côte-Darly tempère un peu l’âpreté. Car, et ici je rends la parole à l’écrivain que j’ai déjà cité : « la femme gracieuse qui est le charme de ce cénacle aimable dont Lantoine est l’esprit, atténue l’assurance affirmative des pensées trop audacieuses et provoque la discussion lumineuse et d’une rare élévation de ton. Madame Lantoine garde de Rome, où se passa son enfance, la grâce capricieuse d’un pays où la beauté se meut de toutes parts et débordé jusque dans les impalpables molécules de l’air soulevées sur les rais d’or du soleil. Il faut la pénétrante attention de l’épouse pour surprendre au fil compliqué de la conversation le mot, qui, habilement frappé au passage, va faire éclater un feu d’artifice d’observations piquantes, de subtile ironie ou de lumineuse controverse. »
En résumé, Albert Lantoine est un grand, pur et noble poète. Mais cet assembleur de rimes impeccables, ce parfait magicien du verbe est un caractère. – Ce savant ciseleur de mots, ce fervent de la Beauté sacrée, est un libertaire. Cet évocateur magnifique et puissant d’Ierouschalaïm et d’Assour est un combattant pour la justice. En lui s’allient le culte, farouchement servi, de notre vieille langue, et l’espoir d’une jeune Humanité, qui sera meilleure. Et c’est enfin l’homme le plus séduisant que je connaisse pour ceux qu’il aime, et, dit-on, - car je n’ai pas vérifié cette assertion, - l’homme le plus désagréable du monde… pour les autres, s’il en existe…


Sébastien-Charles LECONTE


Albert Lantoine sur Livrenblog : La Caserne d'Albert Lantoine par René Ghil.


vendredi 21 décembre 2007

Les Soirées de LA PLUME

Toujours en image, la liste des participants aux soirées de La Plume, du 15 octobre 1889 au 5 mars 1892, extraite de Léon Maillard : La Lutte idéale. Les Soirs de La Plume. Paul Sevin, La Plume, 1892.


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Catalogue des éditions de LA PLUME 1897









Un cadeau en image pour Noël, le catalogue des publications de la Société La Plume, 1897 (livres, affiches du Salon des Cent, Estampes et numéros spéciaux de la revue)








(cliquer pour agrandir)







mercredi 19 décembre 2007

LE SCAPIN



Le Scapin fut publié de décembre 1885 à août 1886 (1e serie), septembre 1886 à décembre 1886 (2e serie), il est souvent considéré comme le "grand-père" du Mercure de France, la Pléiade en étant le père.
Le programme de cette jeune revue, article de tête du n° 1, affirme la volonté de la génération littéraire nouvelle de tout bousculer, se voulant, avant toute théorie littéraire, libre.
Parmi les signatures, outre son directeur Alfred Valette, on trouve de futurs collaborateurs du Mercure de France, Louis Le Cardonnel, Edouard Dubus, Louis Dumur, Jean Court, Samain, Rachilde, mais aussi Charles Cros, Georges Auriol, Fernand Icres, Alfred Poussin, ou Léo d'Orfer.
Le numéro 1 du Scapin daté du Mardi 1er décembre 1885 avait pour directeur Emile-Georges Raymond, pour rédacteur en chef Saint-Gérac, le dépot de vente et les abonnements étaient confiés à Edouard Dubus, éditeur, 45 rue Jacob (1).


En Scène


Nous n'avons ni haine, ni parti pris en entrant en scène, nous n'avons ni colères à assouvir, ni admirations voulues à octroyer, libres nous sommes, libres nous resterons dans nos appréciations et nos critiques, mettant notre orgueil dans la sincérité.
Nous n'avons pas de programme à écrire, d'abord parce que les programmes sont faits pour être violés comme les constitutions et les femmes ; ensuite, parce que notre programme à nous, c'est l'anarchie littéraire.
Arrière donc les rengaines traditionnelles et plates ! Arrière les tartines indigestes ! arrière les déclarations officielles et flasques ! Point n'est besoin de nous tracer une ligne de conduite ; encore une fois, nous la violerions !
Ce que nous voulons, c'est dodeliner, si bon nous semble, c'est barytonner, s'il nous plaît ; c'est avoir notre franc-parler et notre franc rire ; c'est rosser dans notre sac les gerontes de la littérature, ces raseurs sinistres qui nous envahissent ; c'est crier : Gare à ces fabricants de rengaines lymphatiques, gare aux pompiers, gare aux Ohnet !
Notre programme, c'est la réaction contre la prudhommie graisseuse, c'est la guerre à l'engourdissement stérile de tous ces pîtres qui bedonnent ; nous avons assez de ces "penseurs" sans idées, de ces scribes à l'aune, assez de ces chairs molles et sans consistance ; ce que nous voulons c'est de la moelle et des muscles, et des nerfs, s'il se peut !
Si nous recevons des coups, nous les rendrons, soyez sûrs. Notre devise est dent pour dent, oeil pour oeil.
Place donc à ceux qui vibrent, place à l'hystérie, place à la névrose !
SAINT-GERAC


(1) Le café de la Mère Clarisse, où se réunissaient les futurs fondateurs du Mercure de France, était situé dans cette même rue.



Pour compléter le billet sur Les Décadents d'Ephraïm Mikhaël, on trouvera sur le blog de Mikaël Lugan, Les Fééries Intérieures, une présentation de la revue La Jeune France et notamment du n° 87 dont est extrait cet article.

dimanche 16 décembre 2007

TENDANCES NOUVELLES : Frédéric FIEBIG, Vassily KANDINSKY

Les gravures de Frédéric FIEBIG

Au hasard de mes pérégrinations dans les allées des marchées aux puces, brocantes, et autres vide greniers, mon regard tombe sur une revue : Tendances Nouvelles (1). Les promesses, de nouveautés, d’avant-garde même, du titre, laisse place, à la lecture, à la déception, il ne s’agit que d’une pauvre revue un peu austère, aux reproductions médiocres, aux sommaires remplis de noms oubliés et inconnus. Feuilletant jusqu’aux dernières pages, une série de bois gravés, signés d’un nom inconnu, de moi, me semblent digne d’intérêt. Quasi béotien dans le domaine de l’art, je me fie alors à mon instinct et me porte acquéreur de la piteuse revue.


Ces bois sont signés Fiebig. En parcourant la toile on peut y lire que Frédéric Fiebig est né en mai 1885, à Talsen, en Lettonie, après des études à Saint-Petersbourg, il passe par Paris en 1907, une étape importante pour cette artiste taciturne, renfermé, qui dans la capitale de l’art connaîtra quelques succès qui l’amèneront à une exposition personnelle chez Bernheim jeune en 1912, année où paraissent les bois gravés dans Tendances Nouvelles. Les paysages de l’Italie, du Sud-ouest de la France, de Paris et de sa banlieue, puis de l’Alsace où il s’installe en 1929 et où il meurt en 1953, se retrouvent dans ses tableaux, entre expressionnisme et abstraction.

Ma curiosité n’étant pas tout à fait satisfaite je me mis à la recherche d’autres numéros de cette revue, fondée par Mérodack-Jeaneau (2) en 1904, et publiée jusqu’en 1914. La revue semble être l’organe officiel de L’Union Internationale des Beaux-Arts, des Lettres, des Sciences et de l’Industrie, association d’artistes au comité d’honneur prestigieux, on y trouve, entres autres, d’Annunzio, Degas, L. Dierx, Monet, ou G. Geffroy, Huysmans. En 1912 les collaborateurs de la revue, peintres, graveurs ou critiques, sont eux, moins célèbres, certains écrivent eux-mêmes leurs biographies et y présentent leurs œuvres. L’origine géographique des collaborateurs est aussi diverse que les œuvres présentées, des artistes de toute l’Europe et des Amériques y participent. Ici toutes les écoles, tous les styles ont droit de citée, les impressionnistes attardés et la figuration la plus conventionnelle, y côtoient l’avant-garde, l’expressionnisme et l’abstraction, la qualité des œuvres se ressent de l’ouverture faites à un trop grand nombres de membres de l’association. Pourtant mon obstination ne fut pas vaine, les numéros des années précédentes 1904-1908, présentent plus d’intérêt, mais surtout, elle me permit de découvrir les magnifiques xylogravures de Vassily Kandinsky, inspirés par le folklore russe et les contes pour enfants, qui y seront publiés. Cinq de ses trente-trois bois gravés, seront repris dans un magnifique port folio intitulé Xylographies, aux éditions Tendances Nouvelles, précédé d’une préface signée Gérôme-Maësse.

KANDINSKY

(1) N° 55, sans date [1912, datée d’après une publicité au 4e de couverture], in-4, broché,
(2) Alexis Mérodack-Jeaneau (1873-1919), ce peintre réfractaire au système, mériterait plus qu’une simple citation dans un court billet, mais son tour viendra…

Merodack Jeaneau sur Livrenblog : Valentine de Saint Point. Tendances Nouvelles. Merodack-Jeaneau par Hector Fleischmann Mérodack Jeaneau par Hector Fleischmann dans la Revue Contemporaine, Lille.

Voir Mérodack-Jeaneau illustrateur de "L'Homme-fourmi" et la bibliographie de la revue Les Partisans sur le blog de C. Arnoult consacré à Han Ryner

jeudi 13 décembre 2007

Félicien Champsaur : Poètes Décadenticulets


- 1885 -
Champsaur et les Décadents


C’est armé de toutes les dernières publications de ceux que l’on appellent depuis quelques temps les Décadents que Félicien Champsaur publie en 1885/86 cet article, méchant, de mauvaise foi, mais bien informé. Afin de montrer quelles furent les réactions de la presse à la publication des Poètes Maudits (1884) de Verlaine, des Déliquescences d’Adoré Floupette (1885) de Vicaire et Beauclair, d’A Rebours (1884) de Huysmans, et des Complaintes (1885) de Laforgue, j’ai choisit cet article de Champsaur paru dans le Figaro est repris en 1886 dans son volume Le Cerveau de Paris, esquisses de la vie littéraire et artistique, deuxième série, chez E. Dentu. En sa qualité d’ancien hydropathe, fondateur des Hommes d'aujourd'hui, poète et romancier « moderniste », on aurait pu s’attendre à plus de mansuétude de la part de Champsaur pour les poètes dit « décadents », lui-même ne se réclame t-il pas comme précurseur de la nouvelle école, lorsqu’il récrimine contre les « emprunts » qu’aurait fait Jean Lorrain à son œuvre ? On notera l’acharnement de Champsaur sur Verlaine, à qui il reconnaît tout de même du bout des lèvres une position de « petit maître » et de poète « typique », sa haine d’Edouard Rod, son attirance/répulsion pour Rimbaud, qu’il citait déjà en 1882 dans son roman Dinah Samuel, et de manière générale son dédain un peu hautain pour les poètes qu’il refuse de comprendre, mais qu’il connaît bien, contrairement à beaucoup de journalistes de la grande presse.


Les notes en chiffres romains sont de moi.


Félicien Champsaur
Poètes Décadenticulets


Certes, ils ne vaudraient pas, pour la plupart du moins, l’honneur d’occuper aujourd’hui un très nombreux public, si, depuis plusieurs semaines, divers écrivains, parmi lesquels MM. Claretie et Bourget, ne leur avaient déjà consacré des articles dans des journaux variés : Temps, Voltaire, Justice, Débats, Vie moderne. C’est un fait. Ils ne sont pas à la mode, mais ils sont d’actualité. Chacun en parle un tantinet, sans les connaître, heureusement pour eux.
Les premiers qui les plaisantèrent, MM. Beauclair et Vicaire, sous le pseudonyme d’Adoré Floupette, ont eu bien du succès avec une petite brochure : Les Déliquescences [I]. M. Rod, le pessimiste pontifiant, les a défendus ; il n’y pouvait manquer, car les ridicules se tiennent, et il s’est extasié sur le « délicieux » vers de Verlaine : « Il pleut dans mon cœur… » Ce prédicant suisse n’a pas de chance dans son enthousiasme. « Il pleure dans mon cœur, Comme il pleur sur la ville » dit le texte sacré, que M. Rod n’a pas lu. C’est l’excellent herr Schmidt qui lui a murmuré la mélancolique ariette de Verlaine, et l’ennui fait homme a mal entendu.


Pessimistes et décadents, les deux bandes se prêtent main-forte. Mais, tout de suite, il convient de déclarer qu’il y a entre eux la distance des maîtres aux valets. Le groupe des pédants moroses n’a pas à son compte une seule page magistrale, tandis qu’avec du temps et de la peine on peut rencontrer dans les œuvres des poètes décadents des vers adorablement exquis, par exemple, ce passage de Mallarmé :

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet au doigt, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots courant sur l’azur des corolles. [II]


Quand le Rod allemand aura écrit quatre lignes pareilles, il ne sera plus un eunuque.
Ah ! une peur de rire étreint et recroqueville la jeune génération ! Le pédantisme de quelques-uns, aux arguments lourds, massifs, voudrait nous en imposer ! Des lettres reçues de toutes parts me prouvent qu’ils n’y réussissent guère. « La réaction se faisait sentir. Vous avez mis le feu aux poudres… Ils nous faut des gens solides, sains, vigoureux, nous donnant le sentiment de la vie telle qu’elle est, puisant leur inspiration dans les milieux où se passe une existence d’homme, de mâle, s’attachant à traduire dans une lange artiste les modalités de la sensation vraie. »
Oui, la maladie prussienne a déjà fait assez de ravages. Haut les cœurs ! Les efforts des penseurs doivent tendre à exprimer la vie ; c’est elle que chantent, depuis les poèmes hindous jusqu’à la comédie balzacienne, tous les grands livres de l’humanité.

*

Les décadents, eux, n’expriment rien, ni la vie ni la mort. Pour eux les mots ont une couleur, un goût, un parfum ; quant à la signification, c’est inutile et bon pour les philistins. Avec des syllabes, ils font de la musique et de la peinture. D’après un sonnet de M. Arthur Rimbaud sur les voyelles, A est noir, c’est « le corset velu des mouches éclatantes ; E est blanc ; I est pourpre, comme du « sang craché » ; O est bleu, « suprême clairon plein de strideurs étranges ; » U est vert, semblable à la « paix des pâtis semés d’animaux » [III]. Et il en est des mots comme des voyelles. Selon leur théorie, voici une merveille :

… Dans les terminaisons latines
Des cieux moirés de vert… [IV]

Le placard extravagant de la rive gauche où les décadenticulets publient leurs bizarres poèmes, où ils développent subtilement (c’est leur adverbe préféré) de baroques revendications, à pour titre Lutèce. Les directeurs, sous le pseudonyme de Mostrailles [V], ont portraicturé leurs collaborateurs. Vraiment, elles sont d’un aplomb rare, d’une audace imperturbable, les silhouettes que ce Mostrailles a tracées de ses amis. En riant, il leur dit d’amusantes vérités, dans le pamphlet qui est le seul organe de ces plus ou moins jeunes hommes.
Jugez :

1e Haraucourt, auteur d’un poème libidineux. « Il arbore la prétention d’entrer dans la femme pour nous dévoiler les mystères de sa psychique. Haraucourt, est un observateur trop superficiel… pour ne pas s’arrêter et se complaire à, au plus, dix centimètres… de la peau. »

2e Robert Caze : « Sa phrase est plate, grise, monotone. Les répétitions y fourmillent. »

3e Jean Rameau : « Un grand homme de province, ce pseudonyme prétentieux… sa claudication bizarre ajoute d’abord à l’étrangeté voulue, cherchée, de sa manière… Jean Rameau n’a qu’un luth, et ce luth est monocorde (1). Mais il en râcle d’une facon si constamment grinçante, qu’il finit par exaspérer les nerfs les moins sensibles. Ce qui est un effet comme un autre. »

4e Henri Beauclair : « Des parodies ? de la farce ? du funambulisme… mais de l’art, non… C’est un simple Fusier de la littérature. »

5e Jean Moréas, Matamoréas, comme l’a baptisé M. Collignon, le secrétaire de Scholl, qui prend un peu de l’esprit de son maître. Mostrailles cite de Jean (oh oui ! Jean !) une profession de foi candide :

Je suis un Baudelaire, avec plus de couleur.

6e Paul Verlaine : « De l’échelle littéraire dont le pied trempe dans le ruisseau clair de la banalité et dont le sommet baigne dans la brume de l’insaisissable, Paul Verlaine est le suprême échelon. Plus haut, c’est le gouffre obscur de l’incompréhensible : c’est Mallarmé. »*
« De tous les poètes de talent qui firent parti du groupe du Parnasse, un seul paraît avoir fait école parmi cette jeunesse, M. Paul Verlaine, » a écrit M. Bourget.
Il s’en est souvent inspiré, d’ailleurs ; mais, comme il est habile, il sait être moins inégal, moins heurté, moins insaisissable. Est-ce la tendresse de disciple de M. Bourget pour Verlaine qui lui a valu la dédicace d’un livre de vers, Complaintes, de M. Laforgue ? Un distique, pour indiquer la manière de ce décadent :

J’ai le cœur chaste et vrai, comme une bonne lampe ;
Oui, je suis en taille-douce, comme une estampe.
[VI]

Et ainsi de suite.
Quoi qu’il en soit, M. Verlaine est typique parmi les poètes de ce siècle, et ce n’est pas un mince éloge. C’est quelqu’un, c’est un petit maître. Il y a des élégies d’un tact incomparable, d’une nuance infinie, d’un caprice délicieux, dévot et coquet, dans cette suite d’œuvres énervées, murmurantes, exquises d’épuisement : Romances sans paroles, Fêtes galantes, la Bonne chanson, Sagesse, Jadis et Naguère. C’est de la quintessence baudelairienne, avec, pour marque, une grâce fuyante, une piété mignarde, une plainte lente et très capiteuse. Que citer ?

Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux bien faible et bien charmant,
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir, longtemps parfumé d’Elle.
[VII]

Comment croire que ce poète aristocrate est un bohème de cinquante ans ? Si cela était, ainsi qu’on l’assure, on ne saurait lui tenir rigueur ; il fit toujours respecter la langue française. Un magistrat lui reprochant des mœurs « sodomistes », il aurait simplement répliqué : « C’est sodomites, monsieur, qu’il faut dire. » La réponse est bien inventée, d’une impassibilité spirituelle. Mais les aventures de M. Verlaine sont une imagination de décadents qui accréditent une légende, tâchant de s’attirer par là une originalité quand même.
*
On pourrait compléter en ajoutant M. Jean Lorrain, un élève moderniste dont, l’an dernier, je corrigeais les vers : « Chosette (2) est une trouvaille dont je vous sais gré, le peintre aussi, etc…, m’écrivait-il. » Les petites retouches se trouvent, toutes, dans son volume ; j’en ai la reconnaissance (3). A nommer encore, parmi les oubliés de Mostrailles, M. Charles Morice, dont les courtes proses sont si achevées qu’elles ont l’air de tableaux très suggestifs dans leurs cadres. Et tous sont décadents, décadentitulets.
Touchant la trentaine ou frôlant la cinquantaine, entre eux, les plus pervers se font de mamours, ils racontent qu’un tel est « collé » avec tel autre et ils parlent de leurs beaux yeux, de leur joli visage : « Tu as un profil de médaille romaine… » Déclarations susurrées en se pressant les mains. Et, l’hiver, à l’époque des bals masqués, ils se déguisent en mignons.
Mais c’est un simple genre, une attitude de décadenticulets. Ils sont réservés, ingénus, d’une complète respectabilité, comme leurs amis les pessimistes. « Nous confessons bien des péchés que nous n’avons pas commis. »
Le vice ?
Ils n’en sont pas capable (4).
Il est impossible d’omettre, dans cette galerie de décadents, Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Mallarmé, à qui Verlaine a consacré des études fort curieuses dans un livre très rare : Les Poètes maudits.
En quoi, par exemple, M. Mallarmé, qui professe l’anglais au lycée Condorcet, semble-t-il un homme frappé par la colère du ciel, un dieu déchiré, brûlé par la foudre ? Comme Prométhée, il n’est pas entouré d’Océanides, mais simplement de jeunes élèves, dont il corrige les devoirs, et qu’il rudoie, à ce qu’il paraît.
Dans l’intervalle de ses classes, il compose des vers bizarres, parfois d’une jolie venue, la plupart du temps incompréhensibles et que, par prudence, il n’a jamais réunis ; cela ne suffit pas pour être maudit. Néanmoins, M. Huysmans qualifie les idées de M. Mallarmé, le symbolique, de « nattées et précieuses » ; il affirme que son protégé désigne souvent un être ou un objet « d’un terme donnant à la fois, par un effet de similitude, la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l’éclat ». Enfin, « c’est une littérature condensée, un coulis essentiel. » [VIII] M. Huysmans, comme son héros des Esseintes, est un fumiste remarquable.

Tristan Corbière, marin breton, trépassé aujourd’hui, a publié un seul ouvrage : les Amours jaunes. Ce fut un dédaigneux, un gouailleur, énergique et baroque, se moquant de tout, y compris la langue française. Presque pas de verbes. Un style télégraphique pittoresque, des brutalités ravissantes, et, au milieu de poèmes sans le moindre sens, des trouvailles inouïes. Corbière a composé lui-même son épitaphe :

Il se tua d'ardeur et mourut de paresse

Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse [IX]

Le dernier, le plus jeune, c’est Rimbaud, l’intime de M. Verlaine, qui pleure toujours. Venu des Ardennes à Paris, en 69, il en est reparti aussitôt après la guerre, et personne n’a plus entendu parler de lui. Les poèmes de M. Rimbaud seraient les meilleurs de Richepin :

Noir dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,
A genoux – les petits, misère ! –
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond.
[X]

Mais il faudrait citer toute la pièce : les Effarés. C’est une œuvre parfaite, une admirable chanson de gueux. M. Rimbaud, qui n’avait pas vingt ans, lorsqu’il disparut sans avoir jamais fait imprimer un seul de ses vers, enfant sublime et voyou, est perdu pour tous ceux qui le connurent avant nos terribles désastres. A-t-il eu honte de rester dans un pays diminué ? M. Vanier l’éditeur des décadenticulets, prétend que ce poète mort jeune dirige une usine en Amérique ; un autre, qu’il est cocher de cab à Londres.
M. Verlaine, qui, depuis quinze ans, ne peut pas être consolé, répète ce vers insignifiant de son camarade, à peine adolescent, ainsi qu’un ronron de litanie :

Obscur et foncé, comme un œillet violet… [XI]

Fureteurs, tourmentés, morbides, ouvriers plus ou moins bons qui fignolent, en quête de musiques lointaines, de clartés d’aurore, de vibrations crépusculaires, car le plein midi les offusque, ils recherchent la sensation rare, et parfois, à ce qu’ils prétendent, et c’est absolument faux, elle les relie. Tels sont, les décadenticulets. Certes, plusieurs sont intéressants à connaître pour les curieux de cas anormaux, les blasés de la littérature. M. Haraucourt est parfois admirable dans ses vers lascifs. M. Verlaine doit avoir une des meilleures places parmi les écrivains en vers ; Rollinat ne manque pas de talent dans ses imitations ; Fernand Icres a la vigueur cladélienne ; Moréas, un piment oriental

De Baudelaire
Il est l'élève favori
Et lon lon laire,
à la façon de Barbari

Mais on sent que la vie les intéresse peu ; ils sont trop guidés par la juste haine du banal ; et, croyant faire du nouveau, ils retournent tout simplement au commencement du siècle, à René, à Adolphe, à Werther, à Joseph. « L’âme de Joseph Delorme, a écrit Sainte-Beuve, nous offre un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraîches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grands projets avortés, de sages prévoyances suivies d’actions folles, des élans pieux après des blasphèmes jouent et s’agitent confusément sur un fond de désespoir. » Cela s’applique net à décadents et hypocondriaques. Joseph Delorme, Baudelaire, sortent du tombeau ; on nous sert des momies. « Tais-toi, mon cœur ! », de Bourget, c’est la même inspiration, le même effet de familiarité que : « Sois sage, ô ma douleur ! » (Recueillement. Fleurs du Mal).
Pour eux, le verbe est tout, l’idée secondaire. Une épithète neuve fait une célébrité de cénacle. Ils ne se soucient ni de la patrie, ni de la société, ni de la foule montante. M. Renan pour eux est un maître vénéré, lui qui va, après tant d’autres vertus, décrier le courage (5) dans son prochain drame philosophique : le Prête de Némi. Le courage ? à quoi bon ? Bien préférable est une tranquillité de fakir qui contemple son nombril, à ses yeux figurant l’univers.
Assez de rhétorique.
La vie contemporaine, voilà ce qu’il fait étudier. M. Albert Delpit pense, contrairement à mon humble avis, que les derniers romans russes seront sans influence sur la jeunesse, parce que les personnages sont particuliers à une contrée et qu’on ne pourrait « les transplanter ». D’abord, ce ne sont pas des végétaux : ensuite, il ne s’agit point d’un travail d’écolier, de pasticher Tolstoï et Dostoievsky ; mais de s’appliquer à rendre l’existence française, comme eux expriment le mouvement du peuple slave.
Il est sûr de demeurer celui dont l’œuvre palpitante refléterait, avec un art sincère, les passions de son temps. La modernité, c’est ce qu’enseignent les romanciers russes (comme Homère, Aristophane, Démosthène, Tacite, Juvénal, Shakespeare, Dante, Rabelais, Molière, Pascal, Voltaire, Prévost, Balzac, tous ces prodigieux actualistes, immortels reflets de leur époque) aux épuisés de la fin du romantisme.


(1) Paris, 3 octobre 1885.

J’ai lu votre article : Poètes décadenticulets. Comme je suis nommé, je me permets quelques courtes observations.
En premier lieu, je ne connais aucun jeune poètes – j’en connais cependant beaucoup – qui s’avoue poète décadent (il est vrai que je viens de faire un long séjour en province, et que, pendant ce temps-là, voyant des écrivains autorisés faire des articles sur des « poètes décadents » fictifs, quelques jeunes gens ont pu laisser croire que c’était d’eux qu’on voulait parler.
En second lieu, vous me classez, je crois, dans ces poètes décadents-là. C’est dur. Je n’ai rien fait, monsieur et cher confrère, pour mériter cela de votre part.
Votre navré,
Jean Rameau.

(2) Modernités, page 94. Dans le même sonnet, les « dalleux » maquillés. Un mot qui m’appartient (Dinah Samuel), comme les « acteuses ».

(3) M. Jean Lorrain, qui de son vrai nom s’appelle Paul Duval, a publié un livre de vers dont je lui ai donné le sentiment et le titre : Modernités. D’aucuns ont cru trouver là une note neuve ; je regrette que cela e soit pas du tout. De passage à Fécamp, où habite M. Duval, je le connus et lui donnai quelques conseils à propos de deux petits volumes de vers de lui qu’il m’avait apportés : le Sang des dieux ; la Forêt bleue. Les titres seuls disent le genre ; c’est empli de fées, de nymphes ; il y a l’inspiration de Gustave Moreau, de Banville, surtout de Leconte de Lisle. En nous promenant (j’avais fait de Paris, au printemps, une escapade de quelques jours au bord de la mer), j’expliquai à mon provincial qu’il devrait laisser tranquilles les dieux et les hamadryades, pour appliquer son vers à la poésie des modernités. Je le convertis, car bientôt il me mandait dans une lettre : « Ci-joint deux champsauresques où vous reconnaîtrez, à n’en pas douter, la préoccupation de votre manière et de votre style. Vous voyez que j’ai lu et relu, n’est-ce pas, votre Dinah Samuel. » Et, sur ce roman, voici ce qu’il m’écrivait :
« Le carnaval fougueux, avec une note macabre, c’est peut-être bien le secret du modernisme… Des scènes artistiques et charmantes :
« D’abord toutes celles chez Dinah et surtout la séance du modèle.
« Ravissant ! la promenade d’Alice Penthièvre dans les cabarets de Montmartre ; charmant ! charmant !depuis la rencontre au cirque jusqu’à la rentrée dans la chambre andrinople de « l’Epinglée » en route pour le petit hôtel.
« Amusant et fou, le conte hoffmannesque de Pierrot et sa conscience.
« Relu les sonnets impressionnistes ; décidément étonnants…
« Je vous aime bien mieux après avoir lu votre livre qu’avant. Parole d’honneur, cette coquine de Dinah vous a roulé, et je commence à comprendre votre sang-froid et votre génie des affaires, effrayant chez un homme de votre âge. »
Enfin, dans un autre billet, il m’appelle « éternel Champsaur » et « divin Patrice » comme un empereur byzantin. Ce lyrisme extraordinaire fut suivi d’une indépendance égale. Lorsqu’un an après le poète fécampois publia son volume, il oublia de me le dédier comme il me l’avais offert ; ce nom aurait sans doute donné l’éveil à la critique. Pour quelques camarades, les poésies de M. Duval ne furent plus des « champsauresques », comme lui-même les qualifiait aurefois ; il avait « trouvé » une note originale. C’était trop, et voilà pourquoi je consacre quelques lignes à cet imitateur.
Comme je me plaignais à un écrivain de haut mérite, M. Antony Blondel (l’auteur du Roman d’un maître d’école, de Camus d’Arras, et Douces Ames), de ce que restait obscur, pas encore éclairé par la presse, le nouveau que j’apporte ou indique au moins, il me répondit « qu’une vingtaine de malins n’étaient pas assez bêtes pour avouer leurs lectures, mais qu’ils me relisaient ». Je supplie qu’on me pardonne ; j’ai été forcé de parler de moi pour prendre l’un d’eux en flagrant délit et dire ses « aveux complets ».

(4) Le sonnet suivant est un peu vif ; on m’excusera de le donner en sa libre allure :

Le Dernier cri
Des jeunes gens, rimeurs décadentitulets,
comme un chaînon lascif, forment des théories.
Ils aiment le trottoir, la fange, les scories,
rêvent du ciel, quand ils contemplent leurs culs laids.

Misogynes honteux, ils sont immaculés
et bannissent Vénus de leurs allégories.
Ils cisèlent sans art des fantasmagories,
Des poèmes souffrants et désarticulés.

Chercheurs d’étrangeté, de phrases très moroses,
où sautent prestement, comme clowns, des mots roses,
dans les cercueils pourris ils ramassent des vers.

D’aventure, un bourgeois effaré leur dit : « Qu’est-ce ?… »
Ils prennent l’air fatal, plus idiot, pervers,
Et répondent : « Ce n’est rien… Je me déliquesce. »

(5) Le reproche, mal fondé sans doute, a ému M. Ernest Renan. Quelques temps après, il consacrait à cette accusation une partie de la préface du Prêtre de Némi. Voici ce qu’il écrivait à ce sujet :
« L’essence du dialogue étant de mettre en jeu des opinions diverses, et l’essence du drame d’opposer des types différents, on est exposé, de la part des critiques qui font leurs extraits un peu à la hâte, à d’étranges malentendus. On se voit objecter à la fois les dires les plus contradictoires. On est responsable des interlocuteurs, qui partent des principes opposés. J’aurais bien mauvaise grâce à me plaindre d’une méthode critique dont Platon à été la victime… Par un procédé du même genre, un journal… m’accusait, il y a un mois à peu près, d’avoir écrit ce dialogue pour « décrier le courage ». Voilà vraiment qui est un peu fort ! moi qui regarde au contraire le courage comme supérieur, en un sens, à la moralité !... Moi qui vois dans le courage la marque sûre du sentiment qui nous attache à l’idéal d’une façon désintéressée, puisque évidemment le plus haut degré du courage, celui qui est couronné par la mort, n’est pas récompensé ici-bas !
« Le vrai, c’est qu’à un endroit de ma fable j’ai voulu faire voir ce que devient la religion quand le prêtre l’abandonne, ce que devient l’Etat quand on veut le faire tenir sur les pauvres raisons de l’intérêt personnel. J’ai mis en scène Ganeo « le vil coquin », trouvant un disciple digne de lui dans Leporinus, et lui enseignant la dernière conséquence de l’égoïsme, la lâcheté. C’est la doctrine de Ganeo qu’on a présenté comme la mienne. »
M. Ernest Renan continue encore, deux pages, sa défense. L’illustre écrivain, dont on connaît le scepticisme en toute question, est-il sincère, ou bien enveloppe-t-il encore sa pensée, comme il avoue en avoir l’habitude, de « voiles hypocrites » ? Quoi qu’il en soit, je ne puis cacher ma satisfaction, ma joie véritable de l’avoir incité à s’être déclaré, une fois dans sa vie, pour quelque chose, en lançant dans sa préface un tel couplet de bravoure. Mais, avec M. Renan, on ne sait jamais trop à quoi s’en tenir.

[I] Gabriel Vicaire et Henri Beauclair : Les Déliquescences d’Adoré Floupette, Byzance [Paris], Lion Vanné [Léon Vanier], 1885.

[II] Stéphane Mallarmé : Apparition. Cité dans les Poètes Maudits (Léon Vanier, 1884 / Prépublié dans Lutèce en 1883) de Verlaine. (C'est en 1883 que Mallarmé confie ce poéme à Verlaine pour ses Poètes Maudits (avril 1884).

[III] Arthur Rimbaud : Sonnets des voyelles. Cité par Verlaine dans Les Poètes Maudits.

[V] Mostrailles est le pseudonyme de Léo Trézenik et Georges Rall. Ces articles furent repris dans le volume, Têtes de pipes, avec 21 photographies d’Emile Cohl, chez Léon Vanier en 1885.

[VI] Arthur Rimbaud : Les Premières Communions III. Cité dans les Poètes Maudits, (autre publication dans La Vogue n° 1, 15 avril 1886).
Voici la strophe complète:

Adonaï !... - Dans les terminaisons latines,
Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils
Et tachés du sang pur des célestes poitrines,
De grands linges neigeux tombent sur les soleils !

[VI] Jules Laforgue : Complainte de Lord Pierrot. Les Complaintes. Léon Vanier, 1885

[VII] Paul Verlaine : Romances sans paroles. Ariettes oubliées V

[VIII] Citations tirées d’A Rebours, Charpentier 1884

[IX] Tristan Corbière : Les Amours Jaunes. Epitaphe. Cité dans les Poètes Maudits.
La Strophe complète comprend un vers de plus :

Il se tua d’ardeur et mourut de paresse.
S’il vit, c’est par oubli ; voici ce qu’il se laisse
- Son seul regret fut de n’être pas sa maîtresse. –


[X] Les Effarés. Cité dans les Poètes Maudits.

[XI] Premier vers du Sonnet du trou du cul, de Verlaine et Rimbaud, ce vers serait de Verlaine seul. Publié pour la première fois en 1903 « sous le manteau » dans Hombres aux éditions Albert Messein sucesseur de Léon Vanier, cette citation de Champsaur confirme que des versions manuscrites circulaient dès cette époque (voir Histoires Littéraires)



jeudi 6 décembre 2007

J.-H. ROSNY Revue Otrante

Arnaud Huftier, dont nous avions signalé à propos de J.-H. Rosny ainé, la publication d'un volume aux Presses Universitaires de Valenciennes, nous signale qu'il a aussi dirigé la publcation d'un numéro de la revue Otrante (les sommaires sont sur le site Caruli) consacré à l'auteur des Navigateurs de l'infini.
J'en profite pour lancer un appel au lecteur éventuel : N'hésitez pas à laisser des commentaires, pour compléter des informations, corriger des erreurs, et nous informer de vos travaux et publications, merci.

OTRANTE N°19-20 Rosny ainé et autres formes. Kimé, 353 pp., 2006 (directionArnaud Huftier.)
Arnaud Huftier : Rosny ainé les formes de l'autre. Eric Lysœ : Rosny ainé et le fantastique à pied d'œuvre. Christian Chelebourg : Le monde déréglé de Rosny ainé ou la griserie de l'inconnu. Philippe Clermont : Visions d'altérité chez Rosny ainé. Anne Gourdet : Mélange de genres. Daniel Fondaneche : La force mysterieuse une histoire de communication. Daniel Compere : Moi contre moi : l'assassin surnaturel. Anna Soncini : Fratta Diane ou la séduction narccissique échouée. Jean Pierre Picot : Amour lotus nymphées et nymphéas chez Rosny ainé. Roger Bozzetto : La préhistoire imaginaire de Rosny ainé. Laurence Sudret : Afriques imaginaires chez Jules verne et Rosny ainé. Laudic Guillaud : Les mondes perdus de Rosny ainé la régression du sacré. JH Rosny ainé la fiancée de l'ombre et La fille bleue Rivages de la Fantasy. Vincent Ferré : de Tristan à Tolkien : Berrin Turin et Aragorn - fonder la comparaison. Charles Ridoux : Dimension épique du légendaire de Tolkien. Mathieu Lottiaux : Terry Pratchett le guet ou la reconstruction du langage. Nathalie Dufayet : Les possibilités d'enchevêtrement chez Philip Pullman.

J.-H. Rosny dans Livrenblog : Vamireh, roman des temps préhistoriques de J. H. Rosny par Jules Renard. Biribi de Georges Darien par G. Albert Aurier et Rosny. Le Termite, roman de moeurs littéraire. Léon Bloy « catholique à la grosse tête » par J.-H. Rosny, "Catholique à la grosse tête" suite. A. France : Rosny/Myron vu par Rosny/Servaise. J.-H. Rosny : Les Âmes Perdues. Anarchie fin de siècle. Un article de Marcel Martinet sur J.-H. Rosny dans l'Effort Libre.


lundi 3 décembre 2007

J.-K. HUYSMANS et LYON

Coïncidence : suite au billet précédent sur les liens de Joseph Esquirol et Huysmans, une recherche m'a entrainé sur le site de la Bibliothèque Municipale de Lyon qui annonce une conférence-débat sur Huysmans et Lyon. Le 5 décembre 2007, Bernard Poche, exposera ses recherches sur les rapports entre Huysmans et des écrivains lyonnais, Joseph Esquirol et Henri d’Hennezel. Philippe Barascud sera chargé d'une présentation générale de Huysmans. Ainsi, le billet précédent se trouve être d'une actualité toute chaude.

Le 05 décembre 2007 de 18:30 à 21:00 à la Bibliothèque de la Part-Dieu.

dimanche 2 décembre 2007

Sur les conseils de HUYSMANS. Joseph ESQUIROL Cherchons l'Hérétique !


De Là-Bas à Esquirol :

Lyon sent le souffre



Joseph Esquirol, de son vrai nom, Adolphe Berthet, est connu des amateurs de J.-K. Huysmans, on trouve, de la correspondance qu'il reçue du maître, des extraits ici ou là (et plus particulièrement dans André BILLY: J.-K. Huysmans et ses amis lyonnais). On connaît de Huysmans un article dans l'Echo de Paris du 24 août 1898, consacré en grande partie au premier roman d'Esquirol, A mi-côte. C'est le début du premier chapitre de son second roman, Cherchons l'Hérétique !, qui nous intéressera aujourd'hui, on y assiste à une visite de l'élève au grand romancier. Après avoir placé son livre sous le signe de Huysmans, en citant en exergue de son titre une citation extraite de De tout ("... à Lyon, où toutes les hérésies survivent..."), l'auteur, pour introduire son roman, n'hésite pas à en donner l'origine, c'est Huysmans qui l'incite à mener l'enquête sur les hérétiques lyonnais.

JOSEPH ESQUIROL

CHERCHONS L’HERETIQUE

- Et maintenant quels sont vos projets de livres, vos plans de travail ? disait Savère, l’illustre écrivain catholique, à Jacques Dalin, son disciple et ami.
Celui-ci venu à Paris pour le « service dee presse » de son premier livre – lequel avait eu la chance de rencontrer en la personne de Savère un chand protecteur – se préparait à regagner Lyon où il habitait d’ordinaire, et faisait au maître sa visite d’adieu.
- Hum ! répondit-il. Vous touchez là précisément un endroit sensible. Des projets de livres ? Ma foi je n’en ai guère… ou plutôt je n’en ai point du tout ; et quelqu’un qui m’aiguillerait sur un sujet intéressant me tirerait d’un embarras cruel…
- Voyons, fit Savère, alors cherchons ensemble.
Puis, après un moment de réflexion :
- Tenez, reprit-il, pourquoi, par exemple, n’écririez-vous pas quelque chose sur Lyon, cette ville que vous connaissez bien, que vous aimez, dont vous comprenez l’âme et la poésie ? ses paysages se prêtent aux descriptions ; le caractère – fait de mysticisme et de sens pratique – des Lyonnais, véritables gens du Nord égarés dans le Midi, et curieux à étudier ; l’ensemble…
- Hé ! s’écrie Jacques, je le sais certes bien qu’on peut écrire une belle œuvre sur Lyon ! C’est même ce que j’avais tenté dans mes Enracinés – vous ne vous rappelez pas ? ce fœtus de livre avorté dont je vous avais parlé à l’époque – seulement voilà, ce qu’une telle entreprise ; bâtir une ville, en somme ! suppose de puissance créatrice, d’observation, de style, de-ci, de-çà , en un mot de maîtrise littéraire !
Savère approuve d’un hochement de tête.
- … Alors, poursuit Jacques, dans ces conditions vous comprendrez que je me récuse. D’autant que j’en ai déjà tâté de la petite expérience ! Oh là là ! pas envie de les reprendre, mes Enracinés !
Soit, dit Savère. Mais puisqu’une étude d’ensemble vous effraie, que ne vous bornez-vous à mettre en valeur, à isoler quelque côté pittoresque, quelque trait bien caractéristique de votre ville : tenez, par exemple, le plus savoureux peut-être – le trait hérésies ?... Parfaitement, mon cher ! continue-t-il, souriant de l’air étonné de Jacques. Vous ne semblez pas vous en douter, et pourtant c’est un fait : Lyon est la ville des hérésies. Informez-vous, cherchez, regardez autour de vous, je vous affirme que vous trouverez des hérétiques. Et ce que je dis là, je ne le dis pas au hasard, ayant fait moi-même à Lyon d’assez longs séjours.
- Mais enfin, comment ? murmura Jacques. Des hérétiques ? En vérité, c’est bien surprenant ?
- Néanmoins, je vous le répète, je n’exagère rien. La tonalité générale de cette ville, la tournure d’esprit, la pente d’âme de ses habitants, peut-être même l’influence de son climat, autant de dispositions favorables à la survivance d’hérésies. Et il en survit… Tenez pour certain que Johannès, ce prêtre défroqué mort à Lyon il y a quelques années, et qui soutenait des thèses religieuses si bizarres… Vous en avez bien entendu parler, n’est-ce pas ?
- Oui, répond Jacques. D’ailleurs j’ai lu votre Au-delà.
- …que Johannès a du laisser des continuateurs. Par conséquent, furetez, faites des enquêtes, assignez-vous en quelque sorte une tâche de détective, et je vous prédis découverte d’hérétiques, et récolte d’observations pittoresques dont vous pourrez faire un livre.
(Mentalement, Jacques admire la sincérité de documentation de Savère et des romanciers modernes, leur conscience, leur scrupule à ne parler de rien qu’ils n’aient vu, fouillé, étudié à fond.)
Cependant Savère poursuit avec chaleur le développement de sa pensée. Aussi sa conviction ne tarde-t-elle pas à se communiquer à Jacques qui se sent de plus en plus alléché par le parti possible à tirer du sujet entrevu. Une dernière amarre de larguée, et vogue l’hérétique.
- Très tentants, dit-il, ces hérétiques ; seulement à propos de quoi y aboutir ? sur quel fond de récit, sur quel canevas d’action broder leurs personnages ? J’avoue mon incapacité radicale à narrer des choses que je n’ai point vécues, et alors, dame ! vous comprenez…
- Oh ! voyons, voyons, ce n’est pas sérieux ! Vous trouverez bien moyen d’imaginer une histoire quelconque. La première venue sera la bonne. On a parfaitement le droit d’écrire des livres dans lesquels il ne se passe rien, du moment qu’est approfondi le véritable sujet de l’œuvre – en l’espèce, l’étude d’hérétiques – auquel le prétexte roman sert de véhicule.
- Évidemment, fait Jacques. Alors, ma foi, le sort en est jeté, j’essaierai l’hérétique !... En attendant : chœur final ! La pièce est terminée ! Rideau !
Et sur l’air des dernières mesures du chœur des Soldats de Faust : dirige nos pas, enflamme nos cœurs, il se met à fredonner à mi-voix :
- Cher-chons – l’hérétique, cher-chons – l’hé-ré-tique !
Puis à Savère, qui le regarde en riant :
- Excusez-moi, mais je ne sais pas pourquoi j’ai l’impression, depuis mon arrivé à Paris, d’être à la fois acteur et spectateur d’une sorte de pièce, dont mes nombreuses visites ici, mes courses avec vous chez l’éditeur, le « service de presse » etc., constituèrent les différents tableaux, et que termine définitivement l’épilogue d’aujourd’hui. Un chœur final serait donc bien de circonstance…
Le lendemain, Jacques arrivait à Lyon. Il serra la main du domestique qui était venu l’attendre à la gare, un brave garçon dont la figure réjouie n’avait hélas ! rien de celle d’un hérétique – si tant est que les hérétiques ne présentent point l’aspect de tout le monde – et, quelques moments après, les bagages récupérés et chargés sur un fiacre, maître et serviteur s’acheminaient vers leurs pénates, celui-ci souriant d’un bon sourire de bienvenue, celui-là croyant distinguer dans les bruits des vitres et de ferraille de la guimbarde je ne sais quel persistant chahut gounolâtre : cher-chons l’hérétique, cher-chons – l’hé-ré – tique !

Lors de la rédaction du roman, Huysmans, dans ses lettres, va aiguillonner et commenter les recherches d'Esquirol :

"votre découverte me met en joie. Ne vous arrêtez pas là, suivez la piste, qui vous conduira, sûrement, à de plus curieux loufoques. Soyez sûr de ceci : aucune hérésie, si vieille soit-elle, n'est perdue. De par un coin de France, il existe une personne au moins qui la pratique et la repasse à une autre.
Et Lyon est une terre spéciale pour cette culture - à en chercher et en expliquer les motifs...
Cultivez votre hérétique, et surtout le milieu où il évolue. Il serait bien étonnant que vous ne missiez pas la main sur des cénacles vraiment comiques."

"Je vous mordez aux mystères de Lyon. Poursuivez et taraudez-moi ces gens là. Vous arriverez encore à du plus curieux.
Ce que vous me dites des envoûtements, je le savais. Cà coûte 20 fr., pas cher, pour exterminer son ennemi, et commettre du même coup un somptueux péché ! (...) Soyez sûr de ce que je vous ai dit, toutes les hérésies, toutes les folies sont à Lyon. C'est une ville spéciale. Il y a un livre étonnant à faire."

"De fil en aiguille, vous êtes arrivé à connaître ce mal que j'ai fréquenté à Lyon. Odufre doit être ce greffier que j'ai connu chez Johannès à Lyon. Ils étaient deux pontifes rivaux. (...) Vous voyez, cher monsieur, que j'avais raison de vous signaler la bonne ville de Lyon comme un repaire d'hérésies. Il faudrait tâcher d'en dégager la cause et d'en dire le pourquoi. Ce serait intéressant."

Mais si il félicite Esquirol de l'avance de son roman :
"Merci, cher Ami, de vos renseignements, et de l'homélie cocasse qui les accompagne.
Je vous envie, de toucher à la fin de votre livre"
Il refuse de recevoir son manuscrit, débordé par ses propres travaux :
"N'envoyez pas de manuscrit pour l'instant, car je suis débordé ! Outre d'autres manuscrits qui s'entassent sur mon canapé, je suis occupé par des études sur Paris."


Petite bibliographie de Joseph Esquirol :

A mi-côte. P.-V. Stock, 1898, In-18, 328 p.
Épreuves... d'imprimerie. Librairie Molière, 1902, In-12, 108 p.
Cherchons l'hérétique ! P.-V. Stock, 1903, In-16, 372 p.
Petits et gros bourgeois. P.-V. Stock, 1907, In-18, 374 p.

Revue : directeur avec Joseph Carrère de Le Bloc catholique (Toulouse. 1902) revue mensuelle de doctrine catholique, littérature, bibliographie, philosophie, questions sociales 1re année, n° 1 (nov. 1902) - 25e année, n° 213 (juil./août 1927). In-8 Périodicité : Mensuel, cinq fois par an. Devient : Le Bloc anti-révolutionnaire

mardi 27 novembre 2007

La Mode de Mallarmé





LA MODE
par Marguerite de Ponty

(…) Les Etoffes pour Costumes habillés : Lyon nous offre ses fayes et ses failles, ses poults de soie, ses satins, ses velours à nuls autres pareils, ses gazes et ses tulles, ses crêpes de Chine acclimatés par une fabrication qui, un jour, les exportera au pays même du thé ; enfin les tissus lamés d’or et d’argent, goût somptueux, magnifique, ressuscité de jadis.
Mais la plus exquise des innovations, familière et suave, celle appelée, je le dis ! à régner plus qu’une saison, c’est les Cachemires de nuance claire devenue (mieux que les failles et les poults de soie) Toilettes du soir ; ceux roses et rose thé, bleus et bleu de ciel, les maïs, les réséda, les myosotis, les crème et gris clair de lune. Robes de ces cachemires, garnies soit de gaze, soit de tulle brodé, puis de bordures en jais blanc et en plumes, de franges de jais, enfin de toutes les garnitures des robes de bal : cela se portera au Théâtre, en grand Dîner, en Petite Soirée, mais ouvert en cœur ou carrément, jamais décolleté.
Notre classement si naturel accompli, Mesdames, non seulement vous n’avez pas la vue fatiguée par l’énigme et la diversité de tant de tissus déployés ; mais vous pouvez d’un œil certain regarder à deux mois et plus devant vous, ce qui est beaucoup quand il s’agit de Modes.
Ces étoffes : qu’en faire ? avant tout des chefs-d’œuvre. Quand à moi, sans avoir pareille visée, je vais, sollicitée simplement par le désir d’esquisser tout de suite une toilette faite en l’un de ces délicieux cachemires tendres de tout à l’heure, céder à ce désir.
Toilette de Dîner (en Cachemire, je l’ai vue rose, comme vous pouvez la voir bleue.) Le Tablier de la première Jupe est garnie de maint bouillon horizontal froncés à deux fils avec têtes étroites de chaque côté, celles-ci liserées de satin et reposant elles-mêmes sur un bouillon. La traîne est ornée de sept petits volants plissés. Huit écharpes garnies, chacune, d’un entre-deux de gaze blanche brodée avec de la soie plate, se place en tunique et se nouent sur la traîne, mais en haut. Corsage à basques rondes lacé derrière (il a donné leur nom aux robes-corselets) et entouré aussi d’une garniture de gaze. Fraise en tulle illusion avec col en cachemire doublé de satin et Manches bouillonnées avec parement. (…)


La Dernière Mode. Gazette du Monde et de la Famille, cette revue de mode fut dirigée et rédigée par Stéphane Mallarmé entre septembre et décembre 1874. Sous les pseudonymes de Marguerite de Ponty, Miss Satin, Zizy ou d'Olympe la négresse, entres autres, il y tint toutes les rubriques. L'extrait ci-dessus donne une idée du plaisir que devait prendre Mallarmé à ces utilisations de mots rares, de termes de métiers, à la description d'une nuance de couleur, d'un pli ou d'une étoffe.

Mallarmé (Stéphane) : La Dernière Mode. Gazette du Monde et de la Famille. Ramsay, 1978. Réédition des 8 livraisons.

Voir : Lecercle (Jean-Pierre) : Mallarmé et la mode. Librairie Séguier



Max ELSKAMP par Francis de MIOMANDRE 2e partie

Max ELSKAMP
L'IMAGIER


La Mysticité et le Lyrisme chez MAX ELSKAMP
Par Francis de MIOMANDRE
2e partie
Je ne saurais dire quel est, des cinq petits livres qui composent l’œuvre totale de Max Elskamp, celui qui me ravit le plus (1). Selon les moments et les dispositions du cœur, je les élirais tour à tour.
Ainsi, c’est dans Dominical, que le mysticisme du poète s’affirme, je ne dirais pas avec le plus de profondeur, mais le plus de fraîcheur. Il est encore tout à fait direct, comme pris à ses sources, comme arraché du cœur jeune qui le conçut. Et quand il appelle une des séries du recueil de ce titre bizarre : D’anciennement transposé, c’est bien cela en effet. Les visions, les mauvais rêves que devenaient la nuit les spectacles étranges contemplés au crépuscule sont là restitués, à peu près intacts. Et cette ville, si fantastique sous son ciel bas de cauchemar, est tout naturellement devenue son âme, hantée elle aussi par un peuple : peuple composite où se coudoient prêtres, femmes, marchands, où les humbles ouvriers deviennent les artisans de sa joie spirituelle :


Maçons de ma communion
en œuvre pour la ville-extase
faites rire la blanche grâce
des églises et des maisons
maçons de ma communion

Maçons des mains, maçons des pieds,
Levez dans mes loins terrains vagues
la ville en rond comme une bague,
et d’enfants pleine, et de pitié,
maçons des mains, maçons des pieds


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Et tout cela : les rues étroites, mes places vides, les histoires de fées contées aux petits enfants, les trains qui s’enfuient dans leur bruit et leur fumée, les malheureuses filles du peuple.

Vierges d’attente et de martyre
Au gril vert des persiennes lasses.

Les dimanches froids ou benoîts d’amour familial, tout cela est en même temps le décor de la ville d’enfance, inoubliable, et le cœur même de l’errant, ses luttes, ses angoisses, ses moments de désespoir, ses joies enfantines, ses désirs d’évasion, d’amour.
… D’amour… Ah la belle, la pure, la tendre histoire, que celle-là, en quelques courtes strophes ! Elle dit : les grands-parents annonçant l’arrivée de la jeune fille et qui,

De mains m’ont fait signe d’être à l’enfant très-femme,
-très femme et très âme-
les parents de celle de l’âme
de mains m’ont fait signe d’être à l’enfant très-femme.

Et parlant de profil, comme à des yeux fermés,
Ils ont dit très doux :
Nous sommes ceux venus vers vous
Et d’annonciation vers la bien-aimée…

Puis, sans autre préambule, les lyriques transports d’un amour soudain, fervent et chaste :

Ors, puisqu’ils l’ont dit, les grands-parents,
Que mon bonheur est avec Vous ;
Puisqu’ils l’ont voulu les grands-parents ;

Puisqu’ils Vous ont désignée de geste,
Soyez ma belle chanson de geste,
Et, trop, n’ayez crainte en moi vers Vous…

Les projets de vie commune, toute en passion rare et sublime :

Mais j’ai construit une petite maison
dans les lointains dimanches où je fus seul,
mais j’ai construit une petite maison ;

et j’ai voulu qu’il n’y fût d’autres, au seuil,
que Vous, et Votre tête, et Vos belles mains,
et Vos yeux qui semblent des ronds dans l’eau ;

et j’ai choisi, pour mon unique musique,
votre voix qui me dira comme de l’eau,
aux dimanches où vers Votre musique ;

et j’ai trouvé de très étranges parfums
qui deviendront Votre chair et Votre robe,
en chemin de senteur vers Vos cheveux bruns ;

et j’ai construit une petite maison
dans les lointains dimanches où je fus seul,
mais j’ai construit en Vous seule ma maison…

Enfin la soudaine, l’affreuse et inexplicable séparation « loin de toujours, loin de jamais »…
Je ne sais rien dans la poésie amoureuse qui soit plus délicieux, plus émouvants que ces discrètes et suaves transpositions, que ces aveux si ennuagés de pudeur, si atténués, si assourdis. Il y a là une effusion d’une pureté inouïe. C’est admirable.
Toute cette série de Dominical est un des recueils de poèmes les plus originaux qu’on puisse lire, je dirais même que c’est un seul poème, car, lu d’un bout à l’autre, il présente une cohérence, une compacité rare. Il est proprement la monographie d’une âme sous les espèces d’une ville. Et tout est dit, tout est avoué, même les plus insidieuses tentations charnelles. Je ne sais quelle gravité pénitentielles ennoblit le souvenir se penchant avec audace sur les abîmes interdits :

Anges, des ventres me saluent
au chapitre vague des moelles,
sous des yeux, comme des étoiles,
derrière une montagne nue

où, des robes, le rein dégorge
ceint, ainsi que de zodiaques.
Par les ceintures d’or, qui parquent
Haut les cimes dures des gorges ;

Anges du ciel qui n’est plus mien,
La reine de Saba me baise
Sur les yeux, anges très chrétiens,
Dans le noir des maisons mauvaises.

Cette confession allégorique, certes, ne pourra plaire qu’à ceux qui descendent volontiers dans les profondeurs de leurs propres pensées, mais à ceux-là, elle semblera plus poignante mille fois que les aveux des psychologues de places publiques, d’âmes publiques.



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Dans Salutations, dont d’angéliques, et En symbole vers l’apostolat, le mysticisme de Max Elskamp devient plus large, plus aéré en quelque sorte. Et d’abord le décor change. Il n’est plus la ville seule, étouffée dans les murailles de ses ruelles, les cloisons de ses intérieurs. Mais la campagne flamande, et la mer, et au-dessus l’illimité du ciel. Et de même que le poète s’est évadé de la cité, il s’évade aussi des sentiments qu’elle symbolisait, il s’échappe de son moi plaintif et misérable, il accueille l’universelle bonté.
Bien subtil – et bien inutilement subtil – celui qui discernerait ici la part accordée à l’exaltation religieuse toute à « Madame la Vierge » : tour d’ivoire, horloge admirable, étoile de la mer, pleine de grâces, consolatrice des affligés ; la part réservée à l’amour des hommes qui travaillent et qui peinent dans les champs et sur les vagues ; et la part consacrée au plaisir d’artiste de chanter ce pays, ses légendes, ses souvenirs, ses mœurs… Ici encore nous retrouvons la légèreté habituelle de l’art de Max Elskamp : elle se joue parmi l’emmêlement délicieux de ces trois thèmes et nous sommes touchés d’une triple émotion : pittoresque, humaine, religieuse.
Si l’on veut parler de ses analogies avec les primitifs flamands, en voilà ou jamais l’occasion. Ces raffinements exquis pour exprimer des objets très simples, voire populaires, n’est-ce point tout l’art de ces maîtres ? Max Elskamp ressemble à un Gérard David, à un Memling : il organise autour de l’image de la Vierge – est-elle divine, est-elle humaine, cette Madone si douce ? – un décor merveilleux, où il accumule à plaisir les éléments empruntés au paysage natal de « belles prairies » et de « ciel en bleu aux maisons roses », et aussi à ceux entrevus dans l’adolescence et dans le souvenir.

D’un peu d’arcs et de flèches et d’hommes
Au pays du copal et des gommes.

Chaque objet, prodigieux ou familier, est serti d’un trait net, unique : son nom seul. Mais l’angle syntaxique sous lequel il est placé, le raccourci des prépositions et des conjonctions qui l’ajustent au reste, tout contribue à lui donner un relief tout neuf, une suggestion inattendue. Il faut un doigté supérieur, le tact même de l’inspiration pour être à l’aise dans une telle liberté. « Un peu d’arcs et de flèches et d’hommes », quelle expression saisissante ! On voit la grève déserte sous le ciel vide, les sauvages nus dispersés là en brandissant leurs armes… Et de tout ainsi.
Dans l’imagination de Max Elskamp, le miracle se mêle au quotidien, l’élan pieux à l’observation, qui parfois même se fait railleuse.

En symbole vers l’apostolat représente le moment le plus abstrait de l’évolution de Max Elskamp, celui où il s’abandonne le plus complètement à son goût des allégories. C’est comme si, des œuvres des cinq sens, il faisait un bouquet pour l’offrir encore à Marie :

A présent faites-moi, de robe et de visage,
beau comme un roi, afin que les mots que j’ai dits
pèsent dans la balance des sots et des sages,

car ma route est finie et voici mon pays
avec l’air peint en bleu au-dessus de mes villes,
comme si l’on vouait tout le ciel à Marie…

A Marie qui n’est point seulement la statue des chapelles, mais surtout la figure de la vie bonne et douce, de la joie, de cette joie qu’il veut pour les yeux contemplant de beaux paysages, pour la bouche faite pour goûter les fruits et les baisers, pour l’oreille enivrée des musiques des cloches et du ciel, pour l’odorat comblé de parfums de rosaires, pour les mains heureuses des besognes accomplies. Et c’est merveille de voir comment, parlant de ces modestes choses terrestres, Max Elskamp semble toujours se mouvoir en plein ciel, familièrement parmi les anges, dans les nuages, au-dessus des cités qu’il voit « en rond comme des bagues », en pleine candeur mystique.

Alors aussi, tous mes bons anges,
ceux de plumes et de velours,
riez dans les ciels à l’entour
de vos mains où les oiseaux mangent,

et soyez heureux d’être aux anges,
les yeux, montés au bout des tours,
pour voir la mer en son séjour
entre les arbres et mes anges.

Tout le monde connaît les Six chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre, dont M. Gabriel Fabre a mis en musique le délicieux épilogue : A présent, c’est encor dimanche.
Ce recueil me semble se rattacher intimement à Enluminure, ce livre où Max Elskamp a célébré mieux que jamais la Flandre et toute la vie. Mieux que se rattacher, en faire partie.
C’est peut-être là qu’il a donné le meilleur de son talent et a été favorisé des inspirations les plus authentiques. Pas une pièce qui n’en soit parfaite. Paysages, heures, vies, chansons, grotesques, composent une suite littéralement d’enluminures, petits tableaux naïfs et raffinés de la vie flamande :

Ici c’est un vieil homme de cent ans
qui dit, selon la chair, Flandre et le sang :
souvenez-vous-en, souvenez-vous-en,
en ouvrant son cœur de ses doigts tremblants

pour montrer à tous sa vie comme un livre,
et, dans sa joie comme en ses oraisons,
tout un genre humain occupé à vivre
en ses villes pies d’hommes et d’enfants.

Mais je n’insisterais pas sur ce livre s’il ne s’agissait que de tableaux. Le pittoresque ne va pas loin. De l’art d’un Téniers, d’un Jules Renard on a vite fait le tour. Ce qui donne aux estampes de Max Elskamp leur caractère particulier, c’est qu’elles baignent à même une atmosphère, dont les effluves se propagent bien au-delà du cadre apparent. Tout y fait allusion à de la vie intérieure. Une émotion indéfinie rayonne autour de ces traits délicats et justes, d’une bonhomie qu’accentue encore l’illustration de bois ravissants et naïfs, dus à l’auteur lui-même, qui est décidément un imagier dans tous les sens du terme.
Il est un thème autour duquel, inlassablement, se joue l’inspiration de Max Elskamp : l’idée de la joie. Repos sans arrière-pensée, bonheur simple et calme des petites gens qui ont fait leur devoir. Dans Enluminures, il ne parle plus que de cela, que de la joie. Il trouve des mots si doux, des accents si persuasifs pour dire les métiers, leurs gestes comme rituels, leurs peines, la gaieté de leurs rares moments de détente. Il décrit les villages réjouis par la visite des colporteurs, des ménétriers. Il s’extasie sur le beau temps et, si vient la tempête, il la considère comme le mauvais vent accouru tout spécialement de l’horizon pour balayer sa petite pacotille :

Mais comme en image à présent
voyez ici souffler le vent
et tout qui plie :
arbres, mâts, croix, roseaux, sapins,
et puis la mer aussi au loin
qui hurle et crie,

faisant écume, embruns et eaux,
pour la kermesse des bateaux,
les bleus, les verts,
vagues en bas, vagues en haut,
donnant du flanc, donnant du dos,
beauprés en l’air.

Emotion ! Il faut toujours en revenir là. Emotion venue de la musique ? Mais cette musique elle-même, si simple, par quels moyens indiscernables charme-t-elle ainsi notre oreille ? Cela s’étend, dirait-on, par ondes concentriques de plus en plus larges et sourdes. Je ne crois pas qu’on puisse aller plus loin en employant des éléments aussi familiers. Par exemple, ce chant, mystérieux :

Puis violon
Haussé d’un ton,
- c’est dans le cahier à chanter –
alors le très vieux boulanger
qui bat sa femme,
nue corps et âme,

et violon
baissé d’un ton
c’est le soleil avec la pluie,
emménageant la diablerie

d’une kermesse
sans cloche ou messe.

Puis violons
trop doux et bons
aux maisons de mauvaise vie,
c’est à l’amour, jusqu’à la lie,
les matelots
suivant leur lot ;

et violons,
accordéons,
et musique à l’unisson
des couteaux en l’honneur des femmes,
lors c’est chanson
à fendre l’âme.

C’est d’un art étonnant. Cela s’alterne du sourd au plein, puis monte jusqu’à cet accord final, étouffé, puissant, affreux. Et c’est fait de pauvres mots, si simples. Mais quel prodigieux ramassé ! Et quelle sensations terribles et glaçante tout à coup dans ce vers : des couteaux en l’honneur des femmes. On voit le décor, tout à l’heure si vaguement esquissé par :

aux maisons de mauvaises vie.

Il s’amplifie et se précise ; le sang, répandu, lui donne soudain sa douleur.

Plus on lit Max Elskamp, plus on y découvre de ces merveilles. Ils nous faut décidément écarter l’hypothèse d’un poète populaire et naïf. Naïf d’âme oui, mais conscient jusqu’au moindre détail de ses moyens, et ne laissant pas plus au hasard qu’il n’a cédé à l’éloquence.


§


A l’édition courante de ses œuvres Max Elskamp a donné le titre général de La Louange de la Vie. Ce n’est point là une désignation vague. Le poète a chanté uniquement la vie : la sienne et celle des gens de son pays. Il l’a fait avec la patience exquise d’un artiste d’autrefois, suivant une musique harmonique à son cœur. Et c’est parce qu’il s’est voulu, modestement, ce trouvère aux allures de colporteur, cet humble chantre des beautés de Flandre, que nous avons pour lui un tel amour.

(1) Tous ont d’abord paru dans des tirages très restreints et dont un seul, Enluminures (chez Lacomblez, avec des bois de l’auteur), ne trouva point place dans l’édition courante du Mercure de France, La Louange de la vie, qui comprend Dominical ; Salutations, dont d’angéliques ; En Symbole vers l’apostolat ; Six chansons de pauvres homme pour célébrer la semaine de Flandre.
Il convient d’ajouter à cette collection un adorable livre sans paroles, mais non sans poésie : Alphabet de Notre-Dame la Vierge, dont tout : ornements, dessins, gravures sur bois, est de la main de « Max Elskamp, imagier à Anvers »


Francis de MIOMANDRE

Max Elskamp par Francis de Miomandre (1ère partie).