mardi 27 novembre 2007

La Mode de Mallarmé





LA MODE
par Marguerite de Ponty

(…) Les Etoffes pour Costumes habillés : Lyon nous offre ses fayes et ses failles, ses poults de soie, ses satins, ses velours à nuls autres pareils, ses gazes et ses tulles, ses crêpes de Chine acclimatés par une fabrication qui, un jour, les exportera au pays même du thé ; enfin les tissus lamés d’or et d’argent, goût somptueux, magnifique, ressuscité de jadis.
Mais la plus exquise des innovations, familière et suave, celle appelée, je le dis ! à régner plus qu’une saison, c’est les Cachemires de nuance claire devenue (mieux que les failles et les poults de soie) Toilettes du soir ; ceux roses et rose thé, bleus et bleu de ciel, les maïs, les réséda, les myosotis, les crème et gris clair de lune. Robes de ces cachemires, garnies soit de gaze, soit de tulle brodé, puis de bordures en jais blanc et en plumes, de franges de jais, enfin de toutes les garnitures des robes de bal : cela se portera au Théâtre, en grand Dîner, en Petite Soirée, mais ouvert en cœur ou carrément, jamais décolleté.
Notre classement si naturel accompli, Mesdames, non seulement vous n’avez pas la vue fatiguée par l’énigme et la diversité de tant de tissus déployés ; mais vous pouvez d’un œil certain regarder à deux mois et plus devant vous, ce qui est beaucoup quand il s’agit de Modes.
Ces étoffes : qu’en faire ? avant tout des chefs-d’œuvre. Quand à moi, sans avoir pareille visée, je vais, sollicitée simplement par le désir d’esquisser tout de suite une toilette faite en l’un de ces délicieux cachemires tendres de tout à l’heure, céder à ce désir.
Toilette de Dîner (en Cachemire, je l’ai vue rose, comme vous pouvez la voir bleue.) Le Tablier de la première Jupe est garnie de maint bouillon horizontal froncés à deux fils avec têtes étroites de chaque côté, celles-ci liserées de satin et reposant elles-mêmes sur un bouillon. La traîne est ornée de sept petits volants plissés. Huit écharpes garnies, chacune, d’un entre-deux de gaze blanche brodée avec de la soie plate, se place en tunique et se nouent sur la traîne, mais en haut. Corsage à basques rondes lacé derrière (il a donné leur nom aux robes-corselets) et entouré aussi d’une garniture de gaze. Fraise en tulle illusion avec col en cachemire doublé de satin et Manches bouillonnées avec parement. (…)


La Dernière Mode. Gazette du Monde et de la Famille, cette revue de mode fut dirigée et rédigée par Stéphane Mallarmé entre septembre et décembre 1874. Sous les pseudonymes de Marguerite de Ponty, Miss Satin, Zizy ou d'Olympe la négresse, entres autres, il y tint toutes les rubriques. L'extrait ci-dessus donne une idée du plaisir que devait prendre Mallarmé à ces utilisations de mots rares, de termes de métiers, à la description d'une nuance de couleur, d'un pli ou d'une étoffe.

Mallarmé (Stéphane) : La Dernière Mode. Gazette du Monde et de la Famille. Ramsay, 1978. Réédition des 8 livraisons.

Voir : Lecercle (Jean-Pierre) : Mallarmé et la mode. Librairie Séguier



Max ELSKAMP par Francis de MIOMANDRE 2e partie

Max ELSKAMP
L'IMAGIER


La Mysticité et le Lyrisme chez MAX ELSKAMP
Par Francis de MIOMANDRE
2e partie
Je ne saurais dire quel est, des cinq petits livres qui composent l’œuvre totale de Max Elskamp, celui qui me ravit le plus (1). Selon les moments et les dispositions du cœur, je les élirais tour à tour.
Ainsi, c’est dans Dominical, que le mysticisme du poète s’affirme, je ne dirais pas avec le plus de profondeur, mais le plus de fraîcheur. Il est encore tout à fait direct, comme pris à ses sources, comme arraché du cœur jeune qui le conçut. Et quand il appelle une des séries du recueil de ce titre bizarre : D’anciennement transposé, c’est bien cela en effet. Les visions, les mauvais rêves que devenaient la nuit les spectacles étranges contemplés au crépuscule sont là restitués, à peu près intacts. Et cette ville, si fantastique sous son ciel bas de cauchemar, est tout naturellement devenue son âme, hantée elle aussi par un peuple : peuple composite où se coudoient prêtres, femmes, marchands, où les humbles ouvriers deviennent les artisans de sa joie spirituelle :


Maçons de ma communion
en œuvre pour la ville-extase
faites rire la blanche grâce
des églises et des maisons
maçons de ma communion

Maçons des mains, maçons des pieds,
Levez dans mes loins terrains vagues
la ville en rond comme une bague,
et d’enfants pleine, et de pitié,
maçons des mains, maçons des pieds


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Et tout cela : les rues étroites, mes places vides, les histoires de fées contées aux petits enfants, les trains qui s’enfuient dans leur bruit et leur fumée, les malheureuses filles du peuple.

Vierges d’attente et de martyre
Au gril vert des persiennes lasses.

Les dimanches froids ou benoîts d’amour familial, tout cela est en même temps le décor de la ville d’enfance, inoubliable, et le cœur même de l’errant, ses luttes, ses angoisses, ses moments de désespoir, ses joies enfantines, ses désirs d’évasion, d’amour.
… D’amour… Ah la belle, la pure, la tendre histoire, que celle-là, en quelques courtes strophes ! Elle dit : les grands-parents annonçant l’arrivée de la jeune fille et qui,

De mains m’ont fait signe d’être à l’enfant très-femme,
-très femme et très âme-
les parents de celle de l’âme
de mains m’ont fait signe d’être à l’enfant très-femme.

Et parlant de profil, comme à des yeux fermés,
Ils ont dit très doux :
Nous sommes ceux venus vers vous
Et d’annonciation vers la bien-aimée…

Puis, sans autre préambule, les lyriques transports d’un amour soudain, fervent et chaste :

Ors, puisqu’ils l’ont dit, les grands-parents,
Que mon bonheur est avec Vous ;
Puisqu’ils l’ont voulu les grands-parents ;

Puisqu’ils Vous ont désignée de geste,
Soyez ma belle chanson de geste,
Et, trop, n’ayez crainte en moi vers Vous…

Les projets de vie commune, toute en passion rare et sublime :

Mais j’ai construit une petite maison
dans les lointains dimanches où je fus seul,
mais j’ai construit une petite maison ;

et j’ai voulu qu’il n’y fût d’autres, au seuil,
que Vous, et Votre tête, et Vos belles mains,
et Vos yeux qui semblent des ronds dans l’eau ;

et j’ai choisi, pour mon unique musique,
votre voix qui me dira comme de l’eau,
aux dimanches où vers Votre musique ;

et j’ai trouvé de très étranges parfums
qui deviendront Votre chair et Votre robe,
en chemin de senteur vers Vos cheveux bruns ;

et j’ai construit une petite maison
dans les lointains dimanches où je fus seul,
mais j’ai construit en Vous seule ma maison…

Enfin la soudaine, l’affreuse et inexplicable séparation « loin de toujours, loin de jamais »…
Je ne sais rien dans la poésie amoureuse qui soit plus délicieux, plus émouvants que ces discrètes et suaves transpositions, que ces aveux si ennuagés de pudeur, si atténués, si assourdis. Il y a là une effusion d’une pureté inouïe. C’est admirable.
Toute cette série de Dominical est un des recueils de poèmes les plus originaux qu’on puisse lire, je dirais même que c’est un seul poème, car, lu d’un bout à l’autre, il présente une cohérence, une compacité rare. Il est proprement la monographie d’une âme sous les espèces d’une ville. Et tout est dit, tout est avoué, même les plus insidieuses tentations charnelles. Je ne sais quelle gravité pénitentielles ennoblit le souvenir se penchant avec audace sur les abîmes interdits :

Anges, des ventres me saluent
au chapitre vague des moelles,
sous des yeux, comme des étoiles,
derrière une montagne nue

où, des robes, le rein dégorge
ceint, ainsi que de zodiaques.
Par les ceintures d’or, qui parquent
Haut les cimes dures des gorges ;

Anges du ciel qui n’est plus mien,
La reine de Saba me baise
Sur les yeux, anges très chrétiens,
Dans le noir des maisons mauvaises.

Cette confession allégorique, certes, ne pourra plaire qu’à ceux qui descendent volontiers dans les profondeurs de leurs propres pensées, mais à ceux-là, elle semblera plus poignante mille fois que les aveux des psychologues de places publiques, d’âmes publiques.



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Dans Salutations, dont d’angéliques, et En symbole vers l’apostolat, le mysticisme de Max Elskamp devient plus large, plus aéré en quelque sorte. Et d’abord le décor change. Il n’est plus la ville seule, étouffée dans les murailles de ses ruelles, les cloisons de ses intérieurs. Mais la campagne flamande, et la mer, et au-dessus l’illimité du ciel. Et de même que le poète s’est évadé de la cité, il s’évade aussi des sentiments qu’elle symbolisait, il s’échappe de son moi plaintif et misérable, il accueille l’universelle bonté.
Bien subtil – et bien inutilement subtil – celui qui discernerait ici la part accordée à l’exaltation religieuse toute à « Madame la Vierge » : tour d’ivoire, horloge admirable, étoile de la mer, pleine de grâces, consolatrice des affligés ; la part réservée à l’amour des hommes qui travaillent et qui peinent dans les champs et sur les vagues ; et la part consacrée au plaisir d’artiste de chanter ce pays, ses légendes, ses souvenirs, ses mœurs… Ici encore nous retrouvons la légèreté habituelle de l’art de Max Elskamp : elle se joue parmi l’emmêlement délicieux de ces trois thèmes et nous sommes touchés d’une triple émotion : pittoresque, humaine, religieuse.
Si l’on veut parler de ses analogies avec les primitifs flamands, en voilà ou jamais l’occasion. Ces raffinements exquis pour exprimer des objets très simples, voire populaires, n’est-ce point tout l’art de ces maîtres ? Max Elskamp ressemble à un Gérard David, à un Memling : il organise autour de l’image de la Vierge – est-elle divine, est-elle humaine, cette Madone si douce ? – un décor merveilleux, où il accumule à plaisir les éléments empruntés au paysage natal de « belles prairies » et de « ciel en bleu aux maisons roses », et aussi à ceux entrevus dans l’adolescence et dans le souvenir.

D’un peu d’arcs et de flèches et d’hommes
Au pays du copal et des gommes.

Chaque objet, prodigieux ou familier, est serti d’un trait net, unique : son nom seul. Mais l’angle syntaxique sous lequel il est placé, le raccourci des prépositions et des conjonctions qui l’ajustent au reste, tout contribue à lui donner un relief tout neuf, une suggestion inattendue. Il faut un doigté supérieur, le tact même de l’inspiration pour être à l’aise dans une telle liberté. « Un peu d’arcs et de flèches et d’hommes », quelle expression saisissante ! On voit la grève déserte sous le ciel vide, les sauvages nus dispersés là en brandissant leurs armes… Et de tout ainsi.
Dans l’imagination de Max Elskamp, le miracle se mêle au quotidien, l’élan pieux à l’observation, qui parfois même se fait railleuse.

En symbole vers l’apostolat représente le moment le plus abstrait de l’évolution de Max Elskamp, celui où il s’abandonne le plus complètement à son goût des allégories. C’est comme si, des œuvres des cinq sens, il faisait un bouquet pour l’offrir encore à Marie :

A présent faites-moi, de robe et de visage,
beau comme un roi, afin que les mots que j’ai dits
pèsent dans la balance des sots et des sages,

car ma route est finie et voici mon pays
avec l’air peint en bleu au-dessus de mes villes,
comme si l’on vouait tout le ciel à Marie…

A Marie qui n’est point seulement la statue des chapelles, mais surtout la figure de la vie bonne et douce, de la joie, de cette joie qu’il veut pour les yeux contemplant de beaux paysages, pour la bouche faite pour goûter les fruits et les baisers, pour l’oreille enivrée des musiques des cloches et du ciel, pour l’odorat comblé de parfums de rosaires, pour les mains heureuses des besognes accomplies. Et c’est merveille de voir comment, parlant de ces modestes choses terrestres, Max Elskamp semble toujours se mouvoir en plein ciel, familièrement parmi les anges, dans les nuages, au-dessus des cités qu’il voit « en rond comme des bagues », en pleine candeur mystique.

Alors aussi, tous mes bons anges,
ceux de plumes et de velours,
riez dans les ciels à l’entour
de vos mains où les oiseaux mangent,

et soyez heureux d’être aux anges,
les yeux, montés au bout des tours,
pour voir la mer en son séjour
entre les arbres et mes anges.

Tout le monde connaît les Six chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre, dont M. Gabriel Fabre a mis en musique le délicieux épilogue : A présent, c’est encor dimanche.
Ce recueil me semble se rattacher intimement à Enluminure, ce livre où Max Elskamp a célébré mieux que jamais la Flandre et toute la vie. Mieux que se rattacher, en faire partie.
C’est peut-être là qu’il a donné le meilleur de son talent et a été favorisé des inspirations les plus authentiques. Pas une pièce qui n’en soit parfaite. Paysages, heures, vies, chansons, grotesques, composent une suite littéralement d’enluminures, petits tableaux naïfs et raffinés de la vie flamande :

Ici c’est un vieil homme de cent ans
qui dit, selon la chair, Flandre et le sang :
souvenez-vous-en, souvenez-vous-en,
en ouvrant son cœur de ses doigts tremblants

pour montrer à tous sa vie comme un livre,
et, dans sa joie comme en ses oraisons,
tout un genre humain occupé à vivre
en ses villes pies d’hommes et d’enfants.

Mais je n’insisterais pas sur ce livre s’il ne s’agissait que de tableaux. Le pittoresque ne va pas loin. De l’art d’un Téniers, d’un Jules Renard on a vite fait le tour. Ce qui donne aux estampes de Max Elskamp leur caractère particulier, c’est qu’elles baignent à même une atmosphère, dont les effluves se propagent bien au-delà du cadre apparent. Tout y fait allusion à de la vie intérieure. Une émotion indéfinie rayonne autour de ces traits délicats et justes, d’une bonhomie qu’accentue encore l’illustration de bois ravissants et naïfs, dus à l’auteur lui-même, qui est décidément un imagier dans tous les sens du terme.
Il est un thème autour duquel, inlassablement, se joue l’inspiration de Max Elskamp : l’idée de la joie. Repos sans arrière-pensée, bonheur simple et calme des petites gens qui ont fait leur devoir. Dans Enluminures, il ne parle plus que de cela, que de la joie. Il trouve des mots si doux, des accents si persuasifs pour dire les métiers, leurs gestes comme rituels, leurs peines, la gaieté de leurs rares moments de détente. Il décrit les villages réjouis par la visite des colporteurs, des ménétriers. Il s’extasie sur le beau temps et, si vient la tempête, il la considère comme le mauvais vent accouru tout spécialement de l’horizon pour balayer sa petite pacotille :

Mais comme en image à présent
voyez ici souffler le vent
et tout qui plie :
arbres, mâts, croix, roseaux, sapins,
et puis la mer aussi au loin
qui hurle et crie,

faisant écume, embruns et eaux,
pour la kermesse des bateaux,
les bleus, les verts,
vagues en bas, vagues en haut,
donnant du flanc, donnant du dos,
beauprés en l’air.

Emotion ! Il faut toujours en revenir là. Emotion venue de la musique ? Mais cette musique elle-même, si simple, par quels moyens indiscernables charme-t-elle ainsi notre oreille ? Cela s’étend, dirait-on, par ondes concentriques de plus en plus larges et sourdes. Je ne crois pas qu’on puisse aller plus loin en employant des éléments aussi familiers. Par exemple, ce chant, mystérieux :

Puis violon
Haussé d’un ton,
- c’est dans le cahier à chanter –
alors le très vieux boulanger
qui bat sa femme,
nue corps et âme,

et violon
baissé d’un ton
c’est le soleil avec la pluie,
emménageant la diablerie

d’une kermesse
sans cloche ou messe.

Puis violons
trop doux et bons
aux maisons de mauvaise vie,
c’est à l’amour, jusqu’à la lie,
les matelots
suivant leur lot ;

et violons,
accordéons,
et musique à l’unisson
des couteaux en l’honneur des femmes,
lors c’est chanson
à fendre l’âme.

C’est d’un art étonnant. Cela s’alterne du sourd au plein, puis monte jusqu’à cet accord final, étouffé, puissant, affreux. Et c’est fait de pauvres mots, si simples. Mais quel prodigieux ramassé ! Et quelle sensations terribles et glaçante tout à coup dans ce vers : des couteaux en l’honneur des femmes. On voit le décor, tout à l’heure si vaguement esquissé par :

aux maisons de mauvaises vie.

Il s’amplifie et se précise ; le sang, répandu, lui donne soudain sa douleur.

Plus on lit Max Elskamp, plus on y découvre de ces merveilles. Ils nous faut décidément écarter l’hypothèse d’un poète populaire et naïf. Naïf d’âme oui, mais conscient jusqu’au moindre détail de ses moyens, et ne laissant pas plus au hasard qu’il n’a cédé à l’éloquence.


§


A l’édition courante de ses œuvres Max Elskamp a donné le titre général de La Louange de la Vie. Ce n’est point là une désignation vague. Le poète a chanté uniquement la vie : la sienne et celle des gens de son pays. Il l’a fait avec la patience exquise d’un artiste d’autrefois, suivant une musique harmonique à son cœur. Et c’est parce qu’il s’est voulu, modestement, ce trouvère aux allures de colporteur, cet humble chantre des beautés de Flandre, que nous avons pour lui un tel amour.

(1) Tous ont d’abord paru dans des tirages très restreints et dont un seul, Enluminures (chez Lacomblez, avec des bois de l’auteur), ne trouva point place dans l’édition courante du Mercure de France, La Louange de la vie, qui comprend Dominical ; Salutations, dont d’angéliques ; En Symbole vers l’apostolat ; Six chansons de pauvres homme pour célébrer la semaine de Flandre.
Il convient d’ajouter à cette collection un adorable livre sans paroles, mais non sans poésie : Alphabet de Notre-Dame la Vierge, dont tout : ornements, dessins, gravures sur bois, est de la main de « Max Elskamp, imagier à Anvers »


Francis de MIOMANDRE

Max Elskamp par Francis de Miomandre (1ère partie).


jeudi 22 novembre 2007

MAX ELSKAMP par Francis de MIOMANDRE 1e partie

MAX ELSKAMP
Poète discret


Aujourd’hui, pas d’histoire littéraire pas de documents, oublions pour cette fois les détails biographiques, les dates, les batailles d’écoles, les couvertures illustrées, les éditions rares… place à la poésie et à la littérature.
Dans mes différentes exhumations d’articles ou de textes, donnés comme documents ou témoignages, il arrive bien souvent que la qualité des textes ne soient pas au rendez-vous et que les avis et opinions des auteurs ne correspondent pas tout à fait aux miens. Aujourd’hui j’ai la chance de donner un article d’une grande sensibilité, en osmose parfaite avec son sujet, il est d’un prosateur hors pair, moins critique et analyste, que lecteur et admirateur. Francis de Miomandre en artiste, nous fait partager sa passion pour Max Elskamp, un poète qui m’est cher, auteur d’une œuvre unique, musicale, moderne et archaïque, où non seulement, « Pas un vers n’y sent le remplissage », mais où l’extrême originalité se mêle à une érudite simplicité. Mes billets se réduisent ces derniers temps à un travail de copiste à la Bouvard et Pécuchet, afin de pouvoir souffler entre deux saisies, je donnerais donc cet article en deux parties, on en goûteras d'autant mieux la substantifique moelle.


La Mysticité et le Lyrisme chez MAX ELSKAMP

Par Francis de MIOMANDRE


1e partie

Depuis quelques années déjà je veux parler de Max Elskamp, et depuis de longues années j’hésite. Qui n’hésiterais à ma place ? Il s’agit du poète sans doute le plus rare et le plus subtil que nous possédions aujourd’hui : ceux qui le goûtent y mettent une sorte de passion et trouvent dans son œuvre, souvent feuilletée, avec chaque fois la surprise d’une perspective encore inconnue, - comme il arrive dans certains recueils de lieds, par exemple de Schumann, - de nouveaux motifs d’exaltation, d’une exaltation pour ainsi dire repliée et secrète. Mais précisément pour cela, il est de ceux du charme desquels on ne peut rien faire entendre, sinon à ceux, soigneusement élus, qui le lisent avec vous, par-dessus votre épaule : et le doigt frémissant s’arrête sur tel mot, tel strophe chargés de sens. Comment en écrire ? comment soumettre ce doux chanteur effarouché aux froides méthodes de l’analyse ?
Il n’a rien d’intellectuel, malgré sa délicate culture. Tout son art est intuition, toute sa vie intérieure ; il ne s’adresse qu’à notre être le plus intime. Comparable à Verlaine, avec lequel il présente de nombreuses analogies : intimisme, suggestions musicales, demi-teintes, brièvetés exquises, il est moins accessible, moins directement humain, moins large, mais il possède plus de profondeur et surtout d’acuité. En tout cas, il n’a ni l’éloquence facile, ni la technique trop apparente, ni la sensiblerie un peu vulgaire qui parfois gâtent le haut aristocratisme de Lélian et que l’on peut d’ailleurs considérer comme la rançon de sa robustesse. Il est populaire, mais jamais peuple. Et c’est, avant tout, un rêveur.
Tout ce que je vais dire de lui, je le voudrais sans ordre, sans rien qui sentît la rigueur et le poids d’une critique composée, sans aucun des pauvres artifices de dialectique qui prétendent à dégager, parmi le foisonnement et la complexité d’une œuvre vivante, cette fameuse ligne directrice, si chère aux pédants. Ce ne sont que sursauts, émotions, confidences, entrevisions, lueurs. Cela chuchote, entrecoupé de cris brefs et poignants. Il n’existe qu’une seule unité dans les livres de Max Elskamp, celle de son sentiment. Toutes les fois que cette force intérieure le fit sortir de son silence, il obéit, mais pour aussitôt se taire. C’est pourquoi son œuvre, si intense, est si courte. Pas un vers n’y sent le remplissage. On y compte aussi peu de chevilles de pensées que de chevilles de mots. Mais aussi l’on peut tout en conserver. Secouez l’arbre : il n’en tombe pas un fruit. Tous adhèrent encore aux branches dont la sève les fit naître et les remplit. La communication ne fut pas interrompue.

§


Il est essentiel de dire, dès l’abord, que Max Elskamp est né à Anvers et ne l’a point quitté, et qu’il y a trouvé les décors naturels de ses émotions et de ses pensées. Certes, on peut l’aimer complètement sans se soucier de cette particularité biographique, et de fait une grande partie de ses admirateurs ne l’ont jamais vu, lui ni sa ville. Il n’en n’est pas moins vrai que, s’ils se promenaient seulement une journée dans les vieux quartiers et sur les quais du port de cette cité étrange et multiple, ils se rendraient compte des raisons d’une foule de notations qui jusqu’alors n’avaient qu’un bizarre attrait mystérieux, ils assisteraient pour ainsi dire à l’éclosion d’une imagination, d’une sensibilité.
Non pas qu’il la décrive précisément, cette ville dont il ne parle que par allusions lointaines : une ville très port de mer… la ville de mes milles âmes… Mais lorsqu’on l’a vue, elle et ses vieilles églises enfumées d’encens et vivantes encore des séculaires ferveurs d’une race ardente et mystique, ses boutiques où l’on vend aux mariniers les bijoux pour les kermesses, les vêtements pour la tempête et les couteaux pour les bagarres, ses rues étroites et pleines de boue, ses tavernes violentes, la nostalgie affreuse de son Escaut – large comme la mer, verdâtre et sillonné de mouettes, - ses femmes lourdes et belles, et cette atmosphère de plaisir brutal et de mélancolie, de luxure et de mysticisme, et qu’on relit ensuite l’œuvre chère, elle se dépouille peut-être d’un certain charme qu’elle avait d’abstraction et d’incertitude, mais c’est pour s’éclairer de réalité et de vraisemblance, pour correspondre, comme à des racines, à des objet physiques, concrets, à de la vie.
Il en est un, entre tous, de ces spectacles, qui possède une importance essentielle pour qui s’intéresse à la formation d’âme du poète : c’est le calvaire de l’église Saint-Paul. Endroit extraordinaire, dont le burlesque est tellement terrible qu’on a vite fait de n’en discerner plus que l’horreur en effet. Imaginez, à ciel ouvert, un couloir en pente, aux deux cotés duquel sont figurées les stations du chemin de la croix. C’est sculpté par je ne sais quel sacristain en délire, avec un réalisme naïf et grotesque, à même une pierre devenue noirâtre comme une lave ; et cela s’adosse à la muraille même de l’église, végétation parasite absurdement poussée contre le flanc généreux de l’arbre gothique. A l’extrémité du couloir, le tombeau du Christ dans une grotte de fausses rocailles, surmontée d’un paradis confus chargé de figures allégoriques, où rêve un pélican. Et, au-dessous, un enfer enluminé de flammes rouges où se démènent des corps de damnés. A droite, du côté opposé au mur de l’église, un jardin de curé, rempli d’humbles fleurs et bordés de buis, semble posé là pour le plus affolant des contrastes. Le lieu a la couleur du bitume et du charbon. Il n’effare point pourtant la dévotion qui le hante. Tous les jours défilent là des théories de béguines et de vieilles femmes, cependant que, le vendredi
Saint, les prostituées d’Anvers, dans l’espoir superstitieux de se garder de tous les maléfices de l’amour, viennent frotter le bout de leurs seins contre la grille meurtrissante du tombeau de Jésus.
Toute son enfance, Max Elskamp, descendant d’une famille d’armateurs, célèbre là-bas, contemple de ses fenêtres ce paysage lugubre, auquel son imagination ardente et la lumière de l’hiver donnent un air de folie et d’irréalité. Ses oreilles sont remplies des échos des cloches, des bruits du vent venu de la mer souffler dans ce noir labyrinthe. Et ses rêves en sont hantés. Cependant, les navires de son grand-père rapportent des cargaisons d’objets extraordinaires : noix de coco sauvagement sculptées, écorces ouvragées, idoles, pierres précieuses, étoffes de féerie, tout cela embaumé d’une odeur magique et lointaine, puissamment évocateur des contrées australes d’où la tempête du hasard l’avait arraché.
Le jeune Max Elskamp s’accoutume de bonne heure à la solitude, vivant replié sur ses visions, en organisant son univers intérieur avec une telle force, une telle cohérence qu’il peut bientôt s’y promener en effet comme dans une ville, dans une ville à l’image de ce fragment de cité qu’il a sous les yeux et que remplit, contraste violent, l’image des pays de lumière évoqués par la pacotille tropicale.
Il dira couramment, naturellement :

Je n’ai plus de ville, elle est saoule
ou
J’ai triste d’une ville en bois

Et cela voudra signifier le découragement de son âme, seule dans le monde fermé de son rêve familier. On ne saurait se mouvoir plus à l’aise dans le symbole.
Enfin, je n’aurais garde d’omettre qu’il fit, adolescent, le voyage autour du monde. Pour lui, ce n’est pas un mot lorsqu’il dit : les Îles. Il les a vues. Le mirage de ces sites merveilleux ne s’est point effacé de son souvenir, et il le retrouve en quelque sorte dans cet Anvers, qui est l’aboutissement de toutes les routes maritimes du monde, où se coudoient toutes les races, et où il ne se passe point un jour sans que toutes les langues de l’univers y aient été parlées. Le plus distrait touriste ne saurait être insensible à cet afflux prodigieux : il semble qu’il reçoive sur le visage le déferlement compact d’une vague chargée de mille odeurs : d’épices, de fleurs, d’animaux, d’hommes jaunes ou noirs.


§


De tous ces éléments, fondus harmonieusement après une longue et douloureuse effervescence dans le creuset d’une imagination enfantine, est née cette poésie à la fois pénitente et voluptueuse, tendre et païenne, chaste et matérielle, cette poésie qui ne ressemble absolument à nulle autre, précise comme une enluminure, diffuse et évanouie comme une musique.
Qu’on ne s’attende pourtant pas à y trouver je ne sais quel frisson d’exotisme, de régionalisme, ou de piété rituelle. La préoccupation descriptive est aussi loin de la pensée de Max Elskamp que le souci dévot. Toute impression, toute image chez lui se dépouille d’abord de son appareil extérieur, de ce qu’elle a de commun et de conventionnel, où la reconnaîtrait la foule. Elle se décante, elle se raffine et je voudrais dire, si le mot ne prêtait à quelque fâcheuse ambiguïté, elle s’alambique. Lorsqu’elle a traversé toutes les couches du sable intérieur, elle sourd, purifiée, ne gardant plus rien de sa couleur ancienne mais je ne sais quelle imperceptible et immortelle odeur, qui en décèle l’origine.
Encore cette comparaison est-elle bien grossière. Il y a chez Max Elskamp une subtilité d’âme, une sorte de pudeur spirituelle de qualité tout à fait unique. Prudence native, un peu, de la bête sauvage, qui n’a point même à effacer ses foulées, les ayant tracées d’une griffe si légère. Il transpose, il raffine, il a toujours peur d’en trop dire, encore qu’il en die toujours assez. Et cette délicatesse, cet effleurement, vous les retrouverez – chose exceptionnelle – dans son écriture même. Tout ce qui précise avec une netteté de logique les rapports réciproques des termes de la phrase, il l’élude ; il supprime volontiers les verbes, énonçant directement, sans autre préambule, les substantifs qui, seuls et privés d’épithète, supportent tout le sens de l’image ; il laisse une grande indécision aux conjonctions, surtout aux prépositions qu’il emploie avec une gaucherie voulue d’un effet extrêmement sûr ; il ne s’encombre jamais d’incidentes. Sa phrase, parfois une simple apposition, indignerait un grammairien, comme ses comparaisons, réduites à un seul terme, déconcerteraient un rhéteur. Le même soucis, écrivain ou poète, de n’exprimer que l’essentiel lui fait tracer sur la page blanche les seuls traits vivants et allusifs. Le reste : liaisons, raccords, articulations, rejointements, est omis. Pas même omis : on y a point songé.


Or, les autres des bras en gestes
Et des baisers et des yeux ronds,
Les gens du dimanche qui vont
En voyage avec tant de gestes,
Bon voyage, les trains vont vite,
Aux carrousels des horizons
Sautent les arbres, les maisons,
Bon voyage, les trains vont vite.


Mais quelles délices aussi qu’une telle lecture ! C’est d’abord un certain étonnement que, hélas ! beaucoup ne dépassent point. Pour eux, Max Elskamp reste un poète exquis, mais puéril, s’amusant aux réussites hasardeuses d’une imagerie archaïque et reconstituant, avec une adresse toute érudite, le style du XVe siècle.
On ne peut se tromper de meilleure intention, mais plus essentiellement. Max Elskamp ne reconstitue rien. Il possède lui-même une âme un peu pareille à celle des poètes de ce temps, que Charles d’Orléans par exemple :


Dedans mon livre de pensée
J’ai trouvé escripvant mon cueur
La vraie histoire de douleur,
De lermes tout enluminée.


Ces vers, qui sont du seigneur de Blois, ne les dirait-on pas, sauf l’orthographe, de Max Elskamp lui-même ? A l’un comme à l’autre ils pourraient servir de devise. Aussi naturellement que s’il écrivait au quinzième, le trouvère du vingtième siècle fait vivre les abstractions, les allégories du sentiment :


J’ai descendu jusqu’à la Bonté
le fleuve de ma naïveté…

Mais si je continue cette strophe, et que je dise :


J’ai descendu jusqu’à la Bonté
le fleuve de ma naïveté
depuis mes dimanches morts en Flandre ;
à présent c’est fini de décembre,
et la belle terre est accomplie :
tous et moi vous saluons, Marie,
en la paix bonne d’un pays tendre…

Vous évaluerez la distance qui sépare les sensibilités de chaque époque, et aussi vous apprécierez la prodigieuse concentration réelle de cette langue qui, au premier abord, paraît lâche et familière, et abandonnée ainsi que dans une puérile chanson, le raccourci ingénieux des mots : c’est fini de décembre, la qualité si dense, si pure de l’expression : accomplie appliquée à la terre. Il suffit d’ouvrir les livres au hasard de l’épingle, pour trouver, autant qu’on veut, des exemples analogues.



§


On devine à quelle richesse de significations peut atteindre une œuvre ainsi conçue et exécutée avec cette conscience. Et d’abord sa valeur musicale. C’est par la musique, on peut le dire, que tous ceux qui sont venu à Max Elskamp en ont trouvé le chemin. Une surprise en effet nous attend, au premier contact. Nous sommes depuis si longtemps habitués en France à confondre prose et poésie, à demander à celle-ci, comme un support nécessaire à son émotion, une sorte d’armature discursive pareille à celle qu’il nous faut dans un syllogisme que, machinalement, nous la recherchons. Le poète qui, résolument, tranquillement, remonte aux sources directes su lyrisme et se dégage de cet appareil, nous étonne. Nous éprouvons quelque gène, encore augmentée ici du fait d’archaïsme, d’ellipses insolites, d’une absence absolue d’explications. Mais la musique est si douce, si pure, si persuasive qu’elle apaise pour ainsi dire l’irritation native de notre pédantisme, nous remet « en état de grâce ».
Lorsque nous entendons, par exemple, ceci :


J’ai triste d’une ville en bois,
- tourne, foire de ma rancœur,
mes chevaux de bois de malheur –
j’ai triste d’une ville en bois,
j’ai mal à mes sabots de bois.

J’ai triste d’être le perdu
D’une ombre et nue et mal en place
- mais dont mon cœur trop sait la place –
j’ai triste d’être le perdu
des places, et froid et tout nu.

J’ai triste de jours de patins
- sœur Anne, ne voyez-vous rien ? –
et de n’aimer en nulle femme ;
j’ai triste de jours de patins,
et de n’aimer en nulle femme.

J’ai triste de mon cœur en bois,
et j’ai très triste de mes pierres,
et des maisons où, dans du froid,
au dimanche des cœurs de bois,
les lampes mangent la lumière.

Et j’ai triste d’une eau-de-vie
qui fait rentrer tard les soldats,
au dimanche ivre d’eau-de-vie,
dans mes rues pleines de soldats,
j’ai triste de trop d’eau-de-vie…

Nous sommes si délicieusement circonvenus que nous voilà tout prêts à comprendre la tendresse, l’ingéniosité, le charme de cette berceuse, ou du moins, - car il ne s’agit pas ici de comprendre, - nous sommes à notre tour soumis à l’envoûtement de cette hallucination, subie par le poète : cette ville en bois, si étrange, avec ces places où l’on est perdu, cette angoisse « de n’aimer nulle femme », ces glaciales journées « de patins » et ces théories de soldats ivres dans l’après-midi du dimanche. Tout cela est si vivace, si direct que l’auteur ne discerne plus s’il le voit ou s’il le retrouve en soi-même. D’où la qualité profonde, le son authentique de ces mots : j’ai triste. Cette ville de carrousel, cette place solitaire, ces intérieurs sinistres, ces soldats misérables, c’est lui, lui qui s’est donné jusqu’à l’angoisse à ces misères, alors qu’un autre pour simplement les décrire les eût seulement contemplées.
C’est d’ailleurs à cause de cette sincérité, de cette générosité, de ce don total de soi que Max Elskamp a mis dans ses vers une si prenante musique. Car elle est sans aucun artifice vraiment que l’ardeur profonde su sentiment. Voyez : nul jeu d’allitérations, nul effet prosodique. Des strophes simples, en vers de huit ou de douze pieds, une rime pauvre, le plus profond insouci des hiatus, rien d’une prosodie officielle, finie blaireautée. Et s’il imite volontiers les répétitions monotones, les cadences sommaires de la chanson populaire, c’est bien sans arrière-pensée, seulement pour accentuer le côté puéril de ses monodies. Mais elle existe en dehors de toute intervention littéraire, cette musique de Max Elskamp. Et puisque aucune analyse n’arrive à toucher son secret, il faut admettre qu’elle vient de l’âme, uniquement de l’âme. Sa suavité déconcerte tant elle est égale, constante. Pas un mot qui accroche, qui soit inharmonique, même le plus abstrait, le plus étrange. Quelque chose d’angélique enveloppe onctueusement les phrases, revêt leur sens d’un rayonnement musical.
Que viendrait faire ici un artifice logique ? Nous « sentons » la poésie de Max Elskamp sans rien lui demander d’autre que cette spontanéité qui fait chacune de ses effusions si complète, si naturelle, si touchante.

Max Elskamp par Francis de Miomandre (2ème partie).

QUOI DE NEUF ? Un petit tour d'horizon du Web

Quoi de neuf ?

Un petit tour d’horizon du web.

Lucien Descaves à l’honneur, avec la création de L’atelier des lettres, Société littéraire des Amis de Lucien Descaves. On trouvera sur le site de l’association : Une chronologie, des articles de la Revue Illustrée, une bibliographie, un dossier sur la cécité (Descaves est l’auteur d’un roman sur le sujet, Les Emmurés, objet d’une chronique de J. Renard reprise ici), des Chroniques inédites en France parues dans la La Prensa en Argentine, des extraits de Ronge-Maille vainqueur (une satire contre les profiteurs de la guerre, dont la publication fut interdite en 1917), une lettre de Mallarmé, un article de Huysmans, la préface des Rustiques de Louis Pergaud, des projets de publications et notamment la publication des Lettres de Lucien Descaves à son père Alphonse, édition établie et annotée par Jean de Palacio, prévue pour l’automne 2007, projet qui nous l’espérons aboutira.
Le site Les Commérages de Tybalt annonce la réédition prochaine d’Au Pays du Mufle, de Laurent Tailhade, édition revue, augmentée et annotée, aux Editions Cynthia 3000, en attendant aux même éditions, il est urgent de se procurer l’Omajajari (un hommage à Alfred Jarry de plus de 300 pages, en 16 livrets, couvertures illustrées par les auteurs, dont je redonne la liste, même si l’information a déjà été relayé par nombre de blogs amis : Paul Edwards, Billy Dranty, Eric Dussert, Christian Prigent, Jean-Louis Cornille, Jacques Barbaut, Clément Maraud, Michel Arrivé, Pierre Ziegelmeyer, Lucien Suel, Henri Bordillon, David Christoffel, Nathalie Quintane, Jacques Jouet, Samuel Lequette, Foutre de Dieu).

Trouvé au hasard de recherches les souvenirs (inédits ?) du peintre Pierre Girieud, des souvenirs qui auraient mérités un peu plus de publicité que cette page perdue aux tréfonds d’un site, très bien faite pourtant, puisqu’elle est agrémentée d’un index (on y retrouve, entre autres, André Levey, L.-P. Fargue, et une exposition au Collège d’Esthétique Moderne de la Revue Naturiste).

Le Préfet Maritime, îlien de L’Alamblog, nous informe de ses derniers travaux : la réédition de Quinzinzinzili. de Régis Messac, aux éditions L’Arbre vengeur, 200 p. 13 euros, Collection “l’Alambic”, l’édition de textes de Damouré Zika Journal de route, et textes inédits. Mille et une nuits, 95 p. 3 euros, et de l’édition en un volume des quatre volumes de Claude Anet La Révolution russe, chroniques 1917-1920. Phébus, 854 p., 29 euros, et comme pour prouver que les Préfets ne craignent pas le travail, le nôtre annonce pour bientôt de Marc Stéphane Ma dernière relève au bois des Caures. Aux éditions Italiques, rappelons enfin à ceux qui ne seraient pas encore de ses nombreux lecteurs, les billets pertinents et impertinents d’Eric Dussert sur l’Alamblog.

Les Fééries interieures continuent la publication d’une petite anthologie Magnifique, on y retrouve des poèmes d’Emmanuel Signoret, Edouard Dubus, Remy de Gourmont, Camille Mauclair, Jean Ajalbert, dédiés à Saint-Pol-Roux, et toujours les réponses à l’enquête Quelle place pour le Symbolisme dans l’histoire littéraire ?

Une biobliographie en ligne d’André Salmon et quelques poèmes ici.

Une présentation d’Henri Duvernois par Laurent François ici, avec en prime une nouvelle de Duvernois.

Sur Han Ryner, un blog qui bouge et qui met en ligne de nombreux textes, ici.

L’oralité dans la poésie des années 10/20 : Divoire, Barzun, Hausmann, Ball, Tzara, Albert-Birot est étudiée ici par Isabelle Krzywkowski

Depuis le mois d’août sont sortis les actes du colloque Marcel schwob Retours à Marcel Schwob – D’un siècle à l’autre (1905-2005), édité par Les Presses Universitaires de Rennes (source Marcel Schwob.org)

Les Arts incohérents, leur histoire, leur postérité c’est ici et c’est fortement recommandé.

Comme moi vous appréciez la prose magnifique et faisandée de Jean Lorrain alors abonnez-vous à la lettre d’information du site Jean Lorrain

Le site Curnonsky.com annonce la sortie de trois volumes de documents sur et autour du Prince des gastronomes, collaborateur de Willy et P.-J. Toulet.

mardi 20 novembre 2007

Les Décadents par Ephraïm Mikhaël



Extrait du numéro 87 d’octobre 1885, de la revue La Jeune France, un article d’Ephraïm Mikhaël, consacré aux Décadents, ces jeunes poètes qui à la suite de Verlaine et Mallarmé se libérèrent du carcan des formes classiques. Qui sont-ils, ces Décadents, selon Mikhaël ? Après l’hommage rendu aux deux maîtres Mallarmé et Verlaine, avec des réserves pour le second, il en cite quelques-uns (Charles Morice, Laurent Tailhade, Stanilas de Guaita, Victor d’Auriac, Georges d’Esparbes, Georges Payelle, Jean Ajalbert, Rodolphe Darzens, Edmond Haraucourt, Jacques Madeleine, Charles Vignier, Victor Margueritte, Emile Michelet, Jean Rameau, Jean Moréas) qui ont surtout en commun d’être jeunes et pour beaucoup de collaborer à La Jeune France.



Les Décadents
Par Ephraïm Mikahël

Les personnes sages qui ne sont point dupes de grands mots incompréhensibles, et qui se connaissent en poésie bien mieux que les simples poètes, savent parfaitement que les Décadents ont tué la littérature française. Il est certain aussi, que ces assassins ont eu la lâcheté de ne point s’occire sur le cadavre de la victime et qu’ils écrivent encore.
Heureusement que le bon sens informe, assisté de son substitut l’Esprit français. D’honnêtes citoyens ont institué un comité de salut public où l’on peut aller dénoncer tous les écrivains suspects. C’est pourquoi, on vient de révéler que les bureaux de la Jeune France étaient un repaire de Décadents.
Mais le réquisitoire est vague, car le crime de décadence est mal défini par les codes.
Dans les opérettes et les féeries, on voit de splendides pirates vêtus d’un costume spécial, et des voleurs en uniforme. Hélas ! depuis le siècle des brigands d’opérette tout à bien changé. Aujourd’hui les brigands, escrocs et filous sont habillés comme vous et moi. – à moins qu’ils ne soient plus élégants, et les Décadents n’ont aucun signe qui puisse les faire reconnaître des foules.
Bah ! les critiques habiles ne s’embarrassent point pour si peu. Ces dangereux décadents se promènent par les rues sans grelot sonnant à leur cou, c’est vrai, mais les critiques les flairent de loin. Interrogez un chroniqueur et il vous répondra : « Les Décadents ! rien de plus facile à discerner : D’abord ils sont tous pessimistes ; ils aiment le symbole, ils donnent un soin puéril aux rythmes et aux mots, ils surchargent leurs vers de riches et bizarres métaphores, enfin, au lieu d’exprimer les sentiments de tout le monde, ils cherchent d’étranges raffinements auxquels je n’aurais jamais pensé. »
Tout cela est fort clair, mais je crains bien que le bon critique ne soit guère utile à ceux qui veulent trouver des Décadents : ce mot de pessimisme qu’il a prononcé a été depuis quelques temps le verbe magique qui fait couler les rivières d’encre ; notre siècle qui a inventé le feuilleton-roman, le linoleum et le suffrage universel n’a pas la gloire d’avoir inventé le pessimisme. Le prince çakya-mouni a vécu assez longtemps avant Arthur Schopenhauer. Et pour des poètes vraiment optimistes, je n’en vois point, à moins qu’on ne veuille octroyer un brevet de poète à Parny, à Béranger et à messieurs les chansonniers du Caveau qui prêchent sur les dogmes de Brillat-Savarin et confondent la poésie avec la Bénédectine, liqueur digestive, excellente après les repas.
Eh quoi ! les classiques eux-mêmes ont été pessimistes ! et ils sont de Pierre Corneille ces beaux vers mystiques :

Chaque homme pour lui-même est une vive croix
Pesante d’autant plus que plus lui-même il s’aime.
En quelque lieu qu’il aille, il s’y porte soi-même
Et rencontre la croix qu’il y porte avec lui.

Quant aux riches et splendides métaphores, les poètes de tous les temps les ont aimées. Depuis Hugo et les Parnassiens, les jeunes ont pris le goût des métaphores cohérentes et M. Ferdinand Brunetière lui-même ne saurait réhabiliter « le gouvernail du char de l’Etat. »
Ce qui paraît surtout monstrueux aux critiques, c’est de voir certains poètes emprunter leurs métaphores au vocabulaire du culte catholique. Faut-il expliquer à qui ne saurait comprendre tout ce qu’il y a d’étrange et superbe poésie dans l’Art catholique ? Maintenant que l’on ne croit guère, les poètes songent parfois, avec une délectation qui est presque un regret, aux cultes d’antan. Les puissants et les forts, ceux qui ont pour père Leconte de Lisle, se retournent vers les religions antiques. Mais d’autres revoient le culte mort sous sa forme la plus splendide et la religion leur apparaît vêtue d’ornements catholiques. Ainsi, parfois, en songeant à quelques maîtresse ancienne, ou se souvient de sa plus riche toilette. Peut-être est-ce pour cela que Baudelaire aimait tant les mots sonores des prêtres.
Ces métaphores catholiques ont leur raison d’être. Mais hélas ! il n’est pas donné à tous de la comprendre.
Et si quelque ennemi des jeunes lisait de ses doctes yeux cette phrase, il ne manquerait pas de crier, exultant : « Voilà ! vous l’avouez ! C’est du symbolisme, de l’éxotérisme ! » Or, le plus érudit des critiques ne saurait t’apprendre, ô candide lecteur de journaux, quel est le jeune décadent qui découvrit le Symbole. C’est que l’érudition de ces habiles gens ne remonte guère au-delà de Valmiki.
N’étaient-ce point des symbolistes, ces premiers aèdes inconnus qui, voyant la lune au milieu du ciel constellé comme un trésor épié par des yeux innombrables, inventèrent le mythe d’Argus et d’Io ! et sans invoquer les Ramayânas et les Evangiles, n’est-ce pas un grand et admirable symboliste que l’auteur d’Eloa ? alfred de Vigny, l’ancêtre lointain et déjà presque oublié des jeunes, n’a-t-il pas écrit la colère de Samson, cette mystérieuse épopée où la voix du héros et celle du poète se confondent si bien qu’on ne sait plus de quel âme sortent ces plaintes sublimes :

Maintenant je suis las, j’ai l’âme si pesante
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante
Qui soutiennent le poids des colonnes d’airain
Ne le peuvent porter avec tout son chagrin

Toujours voir serpenter la vipère dorée
Qui se vautre en sa fange et s’y croit ignorée,
Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,
La femme, enfant malade et douze fois impur
……………………………………………….
Qu’ils seront beaux les pieds de celui qui viendra
Pour m’annoncer la mort. Ce qui sera, sera…

Et le Maître dont le grand étendard impérial flotte sans cesse au-dessus des pennons de chevaliers-bannerets que suivent les jeunes n’a-t-il pas aussi connu le symbole ?
Je ne veux point relever ce blâme étrange qu’on fait aux poètes d’aujourd’hui en les accusant de trop bien connaître leur art et d’avoir trop de soin pour les rythmes et les mots. Ceux qui ont cherché aux poètes une pareille querelle ne seraient-ils pas les premiers à rire d’un dilettante reprochant à quelque compositeur de savoir le contre-point ?
J’arrive au crime le plus noir des prétendus Décadents. Ils ont refusé de marcher avec la foule, ils ont quitté la grande route vulgaire pour s’en aller cueillir au loin les fleurs délicates des raffinements et des exquises perversités.
Un des maîtres de la littérature française, le comte Auguste Villiers de l’Ile-Adam, a écrit quelque part : « Les femmes ont une façon de prononcer le mot rêve et le mot poète qui nous ferait bien rire si nous en avions le temps. » Hélas ! ce ne sont pas seulement de fraîches lèvres féminines qui accentuent ainsi le mot rêve et le mot poète.
Il est certain que le « rêve » de nos poètes n’est point le rêve commun et banal, et que leurs douleurs ne sont pas les douleurs vulgaires de ceux qui croient faire des vers en accouplant des mots dolents. Oui, les jeunes aiment les sensations rares. Hautains et dédaigneux, ils ne veulent pas de cette poésie prostituée qui est hospitalière au premier venu. Ils croient que les poèmes sont de merveilleuses fontaines Wallace ; ils ne pensent pas que le manieur de rythmes doive substituer à son Moi, le Moi de Tout-le-Monde et se faire l’Ane émissaire chargé des bêtises de l’humanité.
Si c’est là ce qu’on entend par « Décadent » je crains fort que Décadent soit un simple synonyme de poète. Ce n’est point, certes, à moi de présenter mes frères d’armes de la Jeune France. Mais si tel est le sens du mot Décadents, je le leur appliquerai volontiers, à tous, depuis Edmond Haraucourt, puissant sculpteur de blanches statues, jusqu’à Jacques Madeleine, écuyer du sire de Tristan, depuis le délicat et subtil Emile Michelet jusqu’à Jean Rameau, dompteur de mots et assembleur de grandioses images. Et je dirais à tous, Stanilas de Guaita, Victor d’Auriac, Georges d’Esparbes, Georges Payelle, Jean Ajalbert et Rodolphe Darzens : « Vous êtes des Décadents parce que vous êtes des artistes ».

II
D’ordinaire lorsqu’on parle des jeunes poètes pour en médire, on ne manque point de railler ceux qu’on nomme leurs chefs d’école : Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine.
Stéphane Mallarmé ! Bien peu de gens encore connaissent son nom. Quelques-uns, pourtant, ont lu en des revues, qui maintenant sont mortes, les poésies de Mallarmé. Et presque tous ont ri du poète et ils l’ont traité de mauvais plaisant ou accusé de folie.
Ah ! certes ses poèmes ne seront jamais le livre de chevet des profanes, et l’on ne les trouvera jamais sur les tables des salons ou dans les gares de chemins de fer, lieux d’élection où l’on place, comme vous savez, les livres vraiment remarquables.
Sans doute, Stéphane Mallarmé, prince du monde féerique, Stéphane Mallarmé qui, en notre exil, nous parle des Titanias vaporeuses, a parfois désappris un peu notre langue. S’il a fait les Fenêtres, L’Azur et l’Après-midi d’un Faune, il a écrit aussi la Prose pour des Esseintes. Mais qui donc, mieux que Mallarmé, a rendu les resplendissements de pourpre et d’or des royaux couchers de soleil ?

Et tandis que le soir saigne parmi les tuiles,
Son œil à l’horizon de lumière gorgé,

Voit les galères d’or belles comme des cygnes
Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir,
En berçant l’éclair fauve et riche de leurs lignes
Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir.

Les poésies de Mallarmé (je parle surtout de l’adorable Après-Midi d’un Faune) ne sont-elles pas les chères évocatrices qui font souvenir des pays qu’on a jamais vus ? Comme des nymphes hellènes, fraternellement unies à des elfes et à des fées, elles dansent dans un langoureux clair obscur sous un ciel brouillé de rose, de gris et de vert tendre. Et nous, tandis que nous contemplons la belle vision si ténue, nous souffrons d’un mal délicieux comme celui des deux nymphes qui sont meurtries :

Par la langueur goûtée à ce mal d’être deux.

L’autre « chef d’école », Paul Verlaine, a été peut-être plus épargné. Et pourtant, au risque de me faire excommunier par tous les conciles poétiques, ils faut que je dise une grosse hérésie.
Peut-être vais-je affliger bien des orthodoxes, mais je nie la divinité de Notre-Seigneur Paul Verlaine. Comme un vulgaire Renan de la poésie, j’admire Verlaine et ne le crois point dieu. C’est pourquoi je n’attache pas un sens symbolique à toutes ses paroles et je ne dis pas : « Voilà les suprêmes raffinements de la poésie » lorsque je lis ces vers :

Ah ! vraiment, c’est triste ! ah ! vraiment, ça finit trop mal !
Il n’est pas permis d’être à ce point infortuné.
Ah ! vraiment, c’est trop la mort du naïf animal,
Qui voit tout son sang couler sous son regard fané.

Ou encore ceux-ci :

….Et comme
Depuis trois jours il n’a pas prononcé deux mots,
La femme a peur et fait des signes aux marmots.

Oserais-je dire que ces rythmes boitent ? Et ne sera-ce pas blasphémer que de penser à l’antique Musset devant ces vers où le poète oublie son précepte « fuis la pointe assassine ?»

L’Eucharistie est-elle un pain à cacheter
Pur et simple ; et l’amant d’une femme, si j’ose
Parler ainsi, consiste-t-il dans cette chose
Unique, d’un monsieur qui n’est pas son mari
Et se voit, de ce chef tout spécial, chéri ?

Mais nous oublions aisément ces faiblesses pour nous laisser ravir par les harmonies mystiques de « Sagesse ». Ce n’est point sur leurs fautes qu’on juge les poètes et nous laissons à d’autres l’originalité d’appeler Hugo : l’auteur de Gastibelza, l’homme à la carabine. Pour nous, le nom de Paul Verlaine évoque des tableaux d’église où resplendit, au-dessus du palais couleur d’or, la gloire azurée des ciels pleins d’archanges.

III

Derrière Verlaine et Mallarmé marche une cohorte de jeunes, qui ne méritent pas davantage d’être traités de Décadents, si Décadent est une injure. Tournez quelques pages et vous trouverez en ce numéro de la Jeune France un sonnet de Charles Morice, éclatant et majestueux comme de la musique religieuse. Ceux-là ne méritent pas de lire les poètes qui n’entendent point – sourds incurables – l’harmonie de ces vers :

Le bonheur a fini ses exils ; en guerrier
Il foule d’un pas prompt les trésors des parterres,
Heureux d’être un tapis sous son pied meurtrier.

Aristocratique et pervers, parfois un peu mièvre, M. Laurent Tailhade est un poète à la fois pieux et mondain. Comme les belles dévotes, qui donnent des rendez-vous dans les églises et vont de l’alcôve au confessionnal. M. Laurent Tailhade mêle sans cesse l’amour et la mysticité, et ses amoureuses ressemblent aux vierges des vitraux.

Mais je veux citer, au lieu de ses vers mystiques, deux strophes qui montrera que les jeunes poètes savent, malgré leur pessimisme et leurs perversités, faire éclore de fraîches pensées :

Quand vous passez par les chemins,
Blonde et frôlant les fleurs vermeilles,
Vos lèvres tentent les abeilles,
Vos bras font pâlir les jasmins.

Des rayons d’or touchant des treilles,
Galamment vous baisent les mains ;
Les roses aux sanglants carmins
Chantent vos blancheurs nonpareilles.
…………………………………………

Moins riantes sont les fantaisies de Jean Moréas. Bien qu’il nous vienne des pays de divine lumière, Jean Moréas est un poète de l’automne et du crépuscule, et lorsqu’il parle de paysages ensoleillés, c’est qu’il conte une des visions qu’il a dans la mélancolie d’une soirée froide. Et c’est au coin du feu, tandis qu’au dehors le vent pleure, qu’il revoit,

Le paysage vert, le paysage bleu,
Le paysage vert et rose et jaune et mauve
Où murmure l’eau claire en des fouillis de joncs.

MM. Charles Vignier et Victor Margueritte sont aussi parmi les disciples qui marchent autour de Verlaine et de Mallarmé, et comme les maîtres, ils sont des charmeurs qui font obéir le serpent du rythme.

IV

Mais, comme les Vierges folles à côté des Vierges sages, il y a près des poètes dont nous avons cité les noms, d’autres poètes qu’il est plus difficile d’admirer. Pour avoir suivi quelques dangereux exemples de Mallarmé et pour avoir pris trop à la lettre quelques préceptes de Verlaine, certains poètes ont cru que poésie voulait dire logogriphe.
Verlaine avait dit en son Art poétique :

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise.
……………………………………….

Car nous voulons la nuance encore
Pas la couleur, rien que la nuance.

Il me paraît que pour rendre les plus fines nuances, c’est un assez mauvais moyen que de « choisir ses mots avec quelque méprise » et peut-être vaudrait-il mieux rechercher toujours les mots rigoureusement égaux à la pensée. Ceux qui peuvent se contenter de la couleur, n’ont pas besoin d’une telle précision et, s’ils veulent du bleu, peu leur importe qu’on leur donne du bleu d’outre-mer ou du bleu de France. Les amis de la nuance devraient se garder de prendre ainsi un bleu pour autre.

Quelques poètes ont trop fidèlement suivi ce conseil de Verlaine et leurs « méprises » sont parfois des « erreurs ». Ils ont, sans nul besoin, haché et retourné les phrases. Je ne cite point, mais voici un procédé d’inversion qui ne sortira guère de leur habitude : « Et – mon rêve – je voudrais que roses fussent les ciels automnaux et de lilas se nuançassent. » Ce n’est pas Verlaine qui est leur maître, c’est M. Jourdain, poète classique, qui appliqua pour la première fois ses théories en cette phrase célèbre :

Mourir d’avoir me font, belle marquise, vos yeux.

Sous prétexte de subtilité, ils font consister la poésie en un chaos de vocables qui se heurtent et l’on pourrait définir leur langage par ce vers de Stéphane Mallarmé : « Insolite vaisseau d’inanité sonore » (I) si leurs vers étaient toujours sonores.
Catulle Mendès et les Parnassiens avaient autrefois détrôné « cette reine la Faute-de-Français ». Certains imitateurs de Mallarmé et de Verlaine ont rétabli sur le trône une autre « Faute-de-Français », qui n’est pas de la même dynastie. Les poètes que l’on appelle vainement des Décadents, admirateurs des maîtres subtils et délicats qui ont écrits Sagesse et l’Après-Midi d’un Faune, ne sont point partisans de cette restauration et ils n’aiment pas plus la nouvelle reine que la reine détrônée.

Ephraïm MIKHAËL


(I) Le vers est extrait de Sonnet allégorique de lui-même (version de 1868. Cette première version n’a semble-il pas était publiée du vivant de Mallarmé, nous ne savons pas comment elle fut connu par Mikhaël en 1885) ce vers deviendra : « Aboli bibelot d’inanité sonore », dans l'édition photo-lithographiée des Poésies en 1887.

Ephraïm Mikhaël (Georges-Ephraïm Michel. 1866-1890) est originaire de Toulouse, proche de Bernard Lazare (ils se disent "cousins"). C'est au Lycée Fontanes qu'un groupe de jeunes gens "Le Cercle de Moineaux francs" publient un périodique littéraire Le Fou, on y retrouve outre Mikhaël : Camille Bloch, Pierre Quillard, Rodolphe Darzens. Mikhaël publiera dans La Basoche, La Pléïade, La Jeune France. Après sa mort, il n’avait que 24 ans, ses poésies seront réunies par ses amis dans un volume publié chez Lemerre.

"Puisqu'il ne nous laissa que de trop brèves pages, l'œuvre seulement de quelques années ; puisqu'il est mort à l'âge où plus d'un beau génie dormait encore, parfum inconnu, dans le calice fermé de la fleur, Mikhaël ne devrait pas être jugé, mais seulement aimé. [...] Le parnassien allait donc évoluer naturellement vers l'esthétique d'aujourd'hui quand la mort le surprit ; il avait sans doute compris qu'il ne faut pas dédaigner les manières nouvelles d'exprimer l'émotion et la beauté." Remy de Gourmont Le IIe Livre des Masques.



vendredi 16 novembre 2007

L'ART BRUT en 1907. Marcel Réja


"L'homme de génie, tout comme le fou,
fait à la conscience publique l'impression
d'un personnage anormal"

Justification de tirage de M. Réja

En 1907 Marcel Réja (Meunier, Paul - 1873-1957) psychiatre, auteur d'une thèse en 1900 sur les Mesures de quelques modifications physiologiques provoquées chez les aliénés par l'alitement thérapeutique publie L'Art chez les Fous au Mercure de France.



Ouvrage incontournable sur cet art des aliénés qui à partir de 1945 sera dénommé art brut par Dubuffet. Réja y consacre quelques pages à Jean-Pierrre Brisset, l'auteur de La Grammaire logique et Les Origines humaines, qui deviendra en 1913 sous l'impulsion de Jules Romains, "Prince des penseurs". Je renvoie les amateurs aux livres de Marc Décimo : Jean-Pierre Brisset – Prince des penseurs, inventeur, grammairien et prophète et Les Jardins de l'art brut aux Presses du réel, et me contente de reproduire quelques illustrations tirées du livre de Réja.


Quelques titres et préface de Marcel Réja :

La vie héroïque Mercure de France, 1897.

Ballets et variations Mercure de France, 1898.

Mesures de quelques modifications physiologiques provoquées chez les aliénés par l'alitement thérapeutique. Paris, 1900 thèses de médecine 1900 - 1901

L'Art chez les Fous. Le Dessin. La Prose. La Poésie. Société du Mercure de France, 1907

Auguste Strindberg. Inferno. Avant-propos par Marcel Réja. Société du Mercure de France, 1898

Boleslas-Biegas. Sculpteur et peintre. Theuveny, 1906. Préface de Paul Meunier. Marya Chéliga. Emile Verhaeren.









Mal de cheveux et Gueule de bois MAC-NAB réédité


Qui d'autre qu'un poète du Chat Noir, Hydropathe et Incohérent pouvait nous procurer une thèse sur un sujet aussi essentiel que le Mal aux cheveux et la Gueule de bois ? Qui mieux que Patrick Biaud, auteur d'un Jules Jouy dont il a déjà été question ici, pouvait présenter ces travaux. L'approche des fêtes de fin d'année, et leurs lendemains douloureux, rend d'autant plus urgent l'achat de ce petit volume.



Réédition de la Thèse sur la Gueule de bois
de Maurice Mac-Nab. Format 10 X12 cms
50 pages avec illustrations.
Couverture imprimée en typographie. 5 €

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jeudi 15 novembre 2007

"En voulez-vous des symbolards ?"


Une idée cadeau proposée par : Lucien Muhlfeld dans Le Monde où l’on Imprime, Perrin et Cie, 1897, Chapitre IV


PETITS SYMBOLARDS

Deux mois nous séparent encore du nouvel an, des étrennes et des baraques Collet. Mais il faut que les expositions des grands magasins soient prêtent trente jours d’avance ; il faut que l’industrie produise en quantités énormes les joujoux ingénieux, destinés à l’amusement des parents et à l’incompréhension des petits ; il faut que d’étranges inventeurs (on choisit des mécaniciens retombés en enfance) disposent avec une nouveauté piquante et économique leurs rouages puérils. On a pas oublié les miss Helyett, le Meunier grimpeur, le Taureau et son picador. Pour le jour de l’an prochain un ancien élève de l’Ecole Centrale, cette nursery des vaudevillistes, vient de trouver un « numéro » plus compliqué, plus littéraire, plus moderne, moderniste même et tout à fait « couchant de siècle ».
C’est le jeu du Petit Symbolard. Le nom est vulgaire, mais sonore pour la clameur des camelots : « demandez le petit Symbolard, ses vingt-cinq positions pour dix-neuf sous… En voulez-vous des symbolards ? »

Essentiellement :
Sur un large boîte, assez basse et mystérieusement close comme l’échiquier de Maelzel, s’érige une minuscule forêt (de grossier bois peint). A chaque extrémité un personnage (en zinc estampé) : ici un Chevalier tout habillé, ganté, casqué, armuré, - la cotte de mailles fabriquée avec des rayons de bicyclette cassés ; - là une dame, La Dame, héraldique, hiératique.
Sur le côté de la boîte, on aperçoit une collection de boutons. Dès qu’on y touche, les personnages se mettent en branle. A la pressée de chaque bouton conduit un mouvement particulier, correspond à une attitude spéciale.
Voilà qui est curieux et bien fait, et c’est simple comme M. Hector Malot.

Premier bouton, première position.
La dame ne bouge pas. Le chevalier s’avance jusqu’à l’orée de la forêt, s'arrête, baisse la tête, se retourne et revient lentement, lentement.
(Les personnes suggestibles songeront : Rêves, longs espoirs, vastes pensées, désenchantement précoce, du regret, de la fatigue, de l’amer.)

Deuxième position.
Le chevalier pénètre dans le bois. Il se cogne aux arbres, se meurtrit, tombe. Il se relève et revient chancelant à son point de départ.
(Le Poème de l’Effort.)

Position III.
Le militaire se remet en route, aperçoit la personne du sexe, et, cette fois, court droit sur elle. Comme il va l’atteindre, elle glisse au fond de la boîte.
(L’Eternel féminin)

Position IV.
Il ne se décourage pas, il repart pour le bois, et enfin il rencontre…
- La Dame ?
- Non, une Licorne ! une mignonne licorne en caoutchouc, brusquement surgi du double-fond.
La licorne s’agenouille devant les médailles saintes qui pendent au col du chevalier ; celui-ci s’en revient, édifié.
(Sacré-Cœur, esprit nouveau, banqueroute de la Science, Libre-Parole.)

Ces quatre pantomimes, et plusieurs autres, non moins riche de sens, la Madone les exécute à son tour, cependant que le Chevalier se repose.

Dans le modèle de luxe, le jeu se complique. Princesses latérales, féodaux compagnons. Corrida avec la licorne. Boîte à musique dissimulée. On entend la romance de la Grande Duchesse, l’air des « Soldats de plomb » :

Le grenadier était bel homme
Il provenait de Nuremberg ;
La princesse arrivait de Rome
Et sortait du chemin de fer.

Le tout est enfermé dans un élégant étui, prasin, pers ou nacarat.

Nul doute que ce joujou rigolo, suggestif et pas cher fasse fureur bientôt. Il développera parmi la prime jeunesse les vocations latentes de dramaturge et de poète genre chevalerie.
Voilà trop longtemps que Bernard Lazare m’articule qu’un bon rhétoricien sait faire un pantoum comme Leconte de Lisle.
Avant six mois je compte lui prouver qu’un médiocre élève de sixième moderne peut écrire un lied comme Camille Mauclair. Ah ?
En voulez-vous, des symbolards ?