mardi 29 janvier 2008

Stuart Merrill exécute Saint-Georges de Bouhélier

Nous avons vu dans un billet précédent la colère de Stuart Merrill, suscitée par un article d'Eugène Montfort, où le jeune Naturiste affirmait que les dernières productions de Merrill, avaient été écrites sous l'influence de Saint-Georges de Bouhélier. Après avoir répondu à Montfort, il était "urgent de se défendre et de remettre à sa place un si encombrant personnage."


Les Chants de la Vie ardente
de Saint-Georges de Bouhélier
par Stuart Merrill


Si Les chants de la Vie ardente étaient signés d’un nom inconnu, je me contenterais d’en citer quelques belles pièces – celles que je citerais tout à l’heure – et pour le reste, j’inviterais l’auteur à rester égal à lui-même, à écrire moins vite et à mieux ordonner ses pensées et ses images. Mais ils sont signés par M. Saint-Georges de Bouhélier, et ils sont précédés d’une préface qui indispose les plus indulgents. M. de Bouhélier y prend son ton habituel de M. Prudhomme à Pathmos. Après des phrases vagues et vides, il parle – s’en étonnera-t’on ? – de lui-même, et je n’étonnerais encore personne en disant qu’il en parle avec bienveillance. « J’offre au public ces Chants que j’ai conscience d’avoir perfectionnés avec une patience sans faiblesse et sans défaut. » Il est vrai que l’effet de cette phrase est heureusement atténué par les suivantes : « Ainsi je me suis acquitté de mon labeur le plus honnêtement possible. Je ne demande qu’à être compté comme un franc et probe ouvrier qui essaie de faire sa tâche. »
Que M. de Bouhélier soit franc et probe, personne ne s’est permis d’en douter. Il est même sympathique par de très grandes qualités. Il semble de ces natures à la fois timides et violentes qui vont de l’excès de la confiance à celui du désespoir. Il devrait ce voir tel qu’il est : une jeune homme de belles ambitions et d’incontestable talent, dont l’œuvre ne répond pas à ses secrets désirs. Je lui fait l’honneur de ne pas le croire aussi satisfait de lui-même qu’il le prétend.
Après beaucoup de travail – et le travail ne consiste pas à noircir beaucoup de pages – il arrivera peu à peu à posséder son métier, et à enrichir sa pensée. Mais je me méfie, je l’avoue, de ceux qui repoussent la critique, comme M. de Bouhélier repoussa celle de M. André Gide. Celui-ci serait le premier à porter aux nues un véritable chef-d’œuvre de M. de Bouhélier. Nous l’attendons, et notre impatience ne vient que des coups de trompette dont M. de Bouhélier annonce la chute prochaine de la Jéricho symboliste.
M. de Bouhélier, puisqu’il me faut enfin parler des Chants de la Vie ardente, écrit avec la maladresse d’un collégien qui en est a ses premiers essais. On le sent gêné par les règles élémentaires de la versification. Il se contente de l’à-peu-près du sens, pourvu que le nombre de syllabes y soit. Je cite au hasard quelques-uns de ces vers pénibles qui fourmillent dans le volume :

Alors chargé de joie, enfantant ton amante
Avec la volupté…

En prose, M. de Bouhélier aurait dit avec volupté. Et, à moins de le supposer coupable de visées incestueuses ne faut-il pas supposer que par enfantant ton amante (et encore une femme seule peut-elle enfanter) il essaie de dire : fécondant ton amante ?

As-tu peur ? Que veux-tu ? La terre avec ses pôles
Circule comme un bloc.

J’ignorais que la particularité des blocs fût de circuler et j’ignorais également que la terre pût circuler sans ses pôles :

Car l’homme est périssable et même ses envies
Ont la fugacité.

Quelle langue ! Dit-on : ce cheval a la célérité ?

Quand je te presserai sur ma poitrine avide
Avec un feu brûlant…


Presser sur sa poitrine avec un feu ! Et avec un feu brûlant ! Que serait-ce avec un feu non brûlant ?

Et pâles, nous ferons de grands rêves énormes.

Même question. Que seraient de petits rêves énormes ?
Mais voici, à mon avis, le plus réjouissant de ces passages que rougirait de signer un collégien de quinze ans. Tout s’y trouve : le pathos, l’incohérence, la solennité prudhommesque et la chute d’un comique inconscient :

Voici ce que je dis, moi qui parle en ces lieux
Avec ma calme voix :
Autour de toute chose étincellent les lois :
Elles flottent sans cesse et toujours je les vois
Et leur groupe m’enivre.

Pourquoi continuer ces citations que je pourrais prolonger indéfiniment sans profit pour le lecteur, ni, hélas ! pour M. de Bouhélier ?
Relevons toutefois quelques incohérences d’images :

Sache-le, tu bâtis, sainte et spirituelle,
Ta maison dans le vent.
Toute blanche, elle est faite avec un bloc puissant
Non de plâtre et de chaux, mais de chair et de sang
Et de vie éternelle.


Vous figurez-vous un bloc (mot que M. de Bouhélier affectionne), un bloc puissant de chair, un bloc puissant de sang, un bloc puissant de vie éternelle ?
Au sujet d’un fruit M. de Bouhélier écrit :

La pluie éparse le lave
En retentissant sur lui,
Et la foudre d’or y grave
Son empreinte avec son bruit.


J’avoue n’avoir jamais vu de fruit gravé du bruit de la foudre.
Voici qui est mieux :

Sur la branche grise
De l’arbre qu’on voit
L’oiseau rivalise
Avec votre voix.

Et voici, surprise,
La lune en le bois
Qui le féerie,
L’absorbe et le boit.


Cet oiseau bu par la lune me laisse rêveur.
Il y a d’autres choses étranges dans la physique de M. de Bouhélier, comme :

La mer avec le sel sur ses eaux se couchant.

Mais je suis vraiment las de relever tant d'incohérences, d’absurdités et de non-sens. M. de Bouhélier, s’il a l’esprit brouillé, respecte-t-il au moins le sens des mots ? Hélas !
Non. Prenons pour unique exemple le verbe pétrir. On ne pétrit u’une matière molle. Cela n’empêche pas notre poète d’écrire :

Comme un sculpteur pétrit de son marteau sonore.

Ou bien :

Crois-tu pétrir la pierre et la terre physique ?

Ou enfin :

Comme un marbre est pétri par le tour bondissant.

Vous croyez sans doute que lorsqu’il aura l’occasion de se servir du verbe pétrir dans son sens propre, il en profitera ? Erreur. Il écrira :

Qui que tu sois, enfin, sculpteur taillant l’argile.

Quant au vocabulaire de M. de Bouhélier, il est d’une incomparable pauvreté. Ses épithètes sont veules, flasques, éculées. Le plus souvent de charmant, horrible, terrible, farouche. D’autres mots semblent le hanter ; il les place au hasard, sans souci du sens. Ainsi, pour M. de Bouhélier, tout paraît fumant. J’ai compté que dans son œuvre l’air, les étoiles, les ombres, la nuit, la mer, les arbres et même les fruits étaient fumants !
J’ai déjà cité deux vers où revenait le mot bloc. Continuons.

Que l’astre en bondissant s’éteigne et tourbillonne
Comme un bloc refroidi.

Imitant dans ce bloc tous les dieux.

Le bloc qui parait mort, il faut d’un œil avide
Le percer constamment.

O sculpteur, hors du bloc amassé grain à grain.

Comme deux blocs de feu nos destins étrangers.

Je veux te mutiler tel un bloc de paros.

Hors du bloc où dormaient tes splendeurs éternelles.
Mais le bloc où j’ai mis ta forme auguste est tel.

Les blocs sont travaillés d’un monstrueux effort.

Je développerai la rythmique paroi
Faite du bloc sacré que nul ne peut dissoudre.

Chants construits dans ces blocs en stances cadencées.

Sous le bloc épaissi j'ai vu le diamant.


J’épargne au lecteur les résultat d’un travail identique auquel je me suis livré sur d’autres mots. Il me faudrait d’ailleurs deux pages de cette revue pour relever les vers où reviennent les mots foudre et tonnerre. M. de Bouhélier est le Jupiter tonnant de la poésie. Il tonne à chaque page. Mais il ne s’étonne jamais. Il va jusqu’à écrire ce vers :

Dans la tranquille maison aux murailles qui tonnent.

Que serait donc une maison peu tranquille, au sens de M. de Bouhélier ?
On pourrait croire que je m’acharne sur M. de Bouhélier. Au contraire, je l’épargne. Je pourrais citer des vers ridicules par douzaines. Je m’en abstiens. Qu’un exemple me suddise, car si je me tais, on m’accusera d’insinuer sans prouver. Ecoutez M. de Bouhélier s’adresser ce petit discours :

Tu trembles tout entier du désir qui te prend
Comme si tu portais une goutte de sang
De lion dans les veines.

Plus loin le viscère du poète charrie le sang d’un autre animal :

Car mon sang est chargé d’un sang noir de taureau.


Je cite enfin cette courte pièce, que je recommande de réciter avec la voix d’Ubu.

Cri d’amour

Amassez, amassez des voiles sur vos seins,
Sur vos hanches et sur vos bras aux fiers dessins,
Sur tout votre être enfin ! Car vous êtes trop belle !
Car je vous aimerais d’une ardeur éternelle !
Car je ne saurais plus que tourner mes regards
Vers vous, émerveillé et les esprits hagards !


J’ai achevé ma désagréable tâche de dire du mal d’un jeune confrère, que sa suffisance seule expose à l’attaque. Car enfin, quand M. de Bouhélier laisse affirmer que l’évolution de la littérature française aboutit à sa personne (1), il est désagréable de passer pour un imbécile en se prêtant à son jeu par le silence ; et lorsqu’un de ses deux disciples prétend que c’est sous son influence que nous avons écrit nos derniers livres, il est urgent de se défendre et de remettre à sa place un si encombrant personnage.
D’ailleurs j’essaie d’être juste. J’étonnerai M. de Bouhélier en lui disant que son plus cruel critique, ce n’est pas moi, c’est lui-même. C’est à lui-même que je l’ai comparé quand je l’ai trouvé en défaut. Et ce m’est un grand plaisir de citer quelques pièces qui valent par leur forme autant que par leur sentiment, et qui sont dignes du grand poète auquel sont dédiés Les Chants de la Vie ardente, M. Léon Dierx.

Paysage

Dans l’herbe étincelante elles se sont assises,
Formant un calme groupe au milieu du gazon.
Et le jour par degrés peu à peu vaporise
Leur aspect, la prairie et le vague horizon.
Elles vont disparaître et l’air les décolore,
Et leurs voiles pâlis palpitent dans le vent…
Elles se lèveront pour danser dans l’aurore,
Tandis que vole au loin la planète d’argent.

Tristesse

Hélas ! que j’ai de peine
Et de misère aussi !
Ma poitrine en est pleine,
Et nul n’en a souci.

Sans regret et sans haine
Cependant me voici,
Je crie à perdre haleine
Et d’ennui suis transi.

Qui me rendra l’aurore,
Et le ciel du matin,
Et sa douceur encore ?

Quand reviendront vos grâces,
Instants, instants éteints
Dont je cherche les traces ?


Retour en arrière

Le petit parc autour de l’antique maison,
L’herbe humide, et l’odeur du buis, le liseron
Dont le feuillage étroit tapisse encor les tuiles,
Les bosquets vaporeux, le gazon, les charmilles,
Et dans ce calme endroit les saisons tour à tour.
Le printemps teint de fleurs, l’été chargé de jour,
Le triste automne avec sa plainte désolée,
Et l’hiver à la fin ravageant la vallée :
O pays ! O tristesse ! O passé ! temps qui fuit !
Ce sont vos souvenirs que traîne mon ennui !


Voilà les accents d’un vrai poète. C’est pour ce poète, espérant le sauver de l’adulation de deux ou trois de ses compagnons d’âge, que je traduis ces paroles de Gabriel d’Annunzio parlant de quelques jeunes littérateurs italiens (2) :

« Par malheur à ces écrivains manquait et manque encore l’instrument principal de l’art littéraire : la maîtrise de la langue. Et pour cela leurs œuvres, même quand elles portent l’empreinte d’un génie non vulgaire, n’ont qu’une vitalité éphémère et ne peuvent entrer dans le domaine absolu de l’art. Elles ne peuvent être considérées que comme des tentatives plus ou moins spontanées de forces créatrices à qui font défaut les moyens d’expression. »

Stuart Merrill.


(1) Lire le programme du Collège d’Esthétique.
(2) Conversation rapportée par M. Ugo Ojetti dans son livre, Alla Scoperta dei Letterati (Fratelli Trèves, Milan)


Extrait d’une chronique de Stuart Merrill dans la La Plume du 15 septembre 1902, N° 322.


Saint-Georges de Bouhélier et le Naturisme sur Livrenblog : Albert Fleury. Un poète Naturiste

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