jeudi 14 février 2008

Louis Ménard portrait anecdotique du Païen Mystique



Louis Ménard (1822-1901), chimiste, inventeur du collodion en 1846, historien, philosophe, linguiste, journaliste, peintre, poète et écrivain. Surtout connu pour Ses Poèmes et Rèveries, Ménard est l'auteur d'une thèse, De la Morale avant les Philosophes, présentée à la Faculté des lettres de Paris, ainsi que de nombreux livres sur la Grèce antique, Hermès Trismégiste, ou la symbolique biblique. En 1848, ses écrits et son action lui valurent l’exil (1). En 1895 à la Librairie de l'Art Indépendant, il publie ses poèmes en orthographe simplifiée. Ménard prétendait réformer l'orthographe par la simplification : suppression des géminées ("ll" devient "l", "elle" devient "èle"), "qu" devient "q", l'accent circonflexe disparaît au profit des accents aigus ou graves.

(1) Voir la réédition de Prologue d’une révolution (Février-Juin 1848) de Louis Ménard. Présentation de Filippo Benfante et Maurizio Gribaudi. Ed. La Fabrique, 298 p.

C’est le portrait d’un Ménard un peu anecdotique que présente Eugène Ledrain dans le numéro 9 de février 1901 de la revue Le Sagittaire de F.-A. Cazals.


Louis Ménard


Un matin de l’Ascension 1879, je me promenais, avec M. Leconte de Lisle, sous les galeries de l’Odéon, quand je vis s’avancer vers nous un petit homme sec, légèrement courbé, qui nous aborda d’une voix un peu aigrelette. C’était Louis Ménard. Son tailleur ne devait pas lui coûter cher, non plus que son bottier et son chemisier. Quelle corde il portait autour du cou en guise de cravate ! Son âge, il était difficile de le déterminer. Cependant, je savais pertinemment que Ménard avait quelque peu dépassé, depuis quelques années, la maturité. Compromis dans les journées de Juin, il avait dû s’exiler pendant quelques temps, pour n’être pas enveloppé dans les répressions du général Cavaignac. Il avait assisté à l’âge héroïque. C’était un contemporain de Leconte de Lisle. Ami de MM. Renan et Berthelot, il les avait amusés, autrefois, par la finesse de son esprit et par ses paradoxes.
Après une longue causerie, nous quittâmes l’auteur des Poèmes barbares, et nous descendîmes, Ménard et moi, vers la Seine. Il se rendait au Salon des Champs-Elysées, et moi à mon déjeuner, passage Vivienne.
Combien de fois je l’ai revu, depuis cette première rencontre ! En sortant de mon cours du Louvre, vers six heures, j’ai souvent croisé Ménard ; il était toujours en quête d’un restaurant à bon marché, et me demandait, sur ce point, ce que le parti des ducs appelle des tuyaux.
Cependant, que l’on ne s’imagine pas, d’après cela, Ménard très indigent, et que l’on ne s’afflige pas trop sur sa destinée. Rien de commun entre lui et le pauvre Murger ; ce n’était pas précisément au grabat d’hôpital qu’était voué le païen mystique. Le philosophe Ménard, possédait, place de la Sorbonne, un immeuble qui devait bien lui rapporter un peu plus de vingt mille francs chaque année. Avec cela, on ne meure pas de misère. Et, si l’on s’habille au Temple, ce ne peut-être que par coquetterie et non par nécessité. Les vêtements de Ménard étaient simplement sur son corps, à titre de paradoxe, je n’ai jamais cru à son avarice, mais au souci qu’il avait de ne pas se rapprocher de tout le monde et de présenter à ses congénères un type tout à fait particulier.
Un jour, pourtant, il fit un bout de toilette et se rendit chez Leconte de Lisle, à qui il tendit la main d’une façon tout à fait solennelle. Il avait mis une cravate à peu près neuve, quelque chose qui ressemblait à une chemise ; un claque légèrement blanchi tournait dans ses doigts. A son ami stupéfait, il annonça qu’il faisait ses visites de candidature à l’Académie française, et qu’il sollicitait sa voix. On dérange toujours très fort, même le meilleur de ses amis, quand on lui demande ainsi son suffrage. A la tête de Leconte de Lisle, Ménard comprit qu’il ne devait pas pousser plus loin son entreprise, et qu’il lui était interdit de pénétrer, lui artiste, dans le sanctuaire où son entrés, depuis tant d’illustres cacographes. Il avait trop peu fréquenté chez les bons faiseurs pour jamais être introduit là où trônent beaucoup de gens à qui l’on a ouvert la porte uniquement sur leur mine et pour leur tailleur.
Ce n’était pas seulement dans sa mise que Ménard étalait sa nature paradoxale. Catholique épousant une femme catholique, il gagna, pour faire bénir son union, le temple protestant. Que n’allait-il tout bonnement à la mairie, sans passer par la bénédiction d’aucun pasteur ? Plus tard, je fus fort étonné d’être invité à l’enterrement de sa charmante fille, dans l’église Notre-Dame-des-Victoires. Se détourna du calvinisme, Ménard avait repassé au catholicisme, et même conduit la pauvre enfant, minée par la phtisie, à la grotte de Lourdes. Son grand rêve pour l’Italie n’était-ce pas une confédération de petites villes et de petits états, avec le pape comme président ?
Païen, catholique, protestant, libre-penseur, catholique à nouveau : tel nous apparaît Louis Ménard, très successif, fort préoccupé de ne point gouverner par les lois ordinaires, et de peu ressembler à ses contemporains qui n’étaient guère, à ses yeux, un objet d’admiration.
Son esprit était fort actif, et cependant son œuvre est mince par la taille, sinon par la valeur. Il a, guidé par Leconte de Lisle, écrit des vers. A la suite de M. Renan, il s’est occupé d’Israël, mais sans être muni, pour ce travail, d’une science spéciale qui lui eut été fort nécessaire. Epris de l’antiquité grecque, et principalement de l’antiquité gréco-alexandrine, il s’est attaché à Hermès Trimégiste. Son chef-d’œuvre, c’est un petit volume dont il donna, il y a quelques années, une édition définitive : Réveries d’un païen mystique. Combien ont nommé avec enthousiasme ces pages, sans les avoir jamais lues ! C’était l’enfant chéri de Ménard, et c’est aussi, dans son œuvre, par la subtile métaphysique, et par l’art exquis l’objet de nos prédilections. Heureux qui a pu condenser ainsi, avant de disparaître, comme en une essence précieuse, le plus pur de sa pensée et de son goût pour la beauté !
Mais, on le voit, c’est un éparpillement ; il était allé à tous les sujets, sans s’attacher à aucun. Si je ne me rappelais ses cravates et son chapeau, je comparerais volontiers Ménard à un papillon. S’il ne s’en rapproche pas physiquement, est-ce qu’il ne le fut pas un peu par l’esprit ? Aussi lui donna-t-on, à l’Hôtel-de-Ville, pour lui permettre de toucher à tout, et de satisfaire sa singulière nature, un cours d’Histoire universelle ?
Je ne parlerai pas de sa tentative de réformer l’orthographe, ce fut son dernier et pire paradoxe.
Il me laisse, à moi, le souvenir d’un homme bienveillant, instruit, de jolie conversation. Où donc son égal parmi ses successeurs ? L’ignorance sévit sur notre pauvre planète et la couve indignement. Ménard savait beaucoup, jugeait bien des choses littéraires et philosophiques, enchâssait admirablement ses étrangetés. Il avait de la race – cela se perd – comme lettré et comme penseur.

Eugène Ledrain.

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