lundi 7 avril 2008

Les Etoiles crevées Prose légendaire par Romain Coolus

Il y a une vingtaine d’années paraissaient une anthologie de textes extraits de la Revue Blanche (1). Un poème de Romain Coolus y était précédé d’une courte notice biographique, on pouvait y lire de l’auteur de « sexualités », qu’il était un « viveur 1900 », ami de Jules Renard, Tristan Bernard, Alfred Capus, Edouard Vuillard ou Toulouse-Lautrec. « Hanté par la vie, celle que l’on appelait mauvaise et que lui trouver bonne […] il […] se fit une spécialité, au Boulevard, des comédies légères et grivoises que se disputaient la Renaissance et le Gymnase ». Si l’on s’en tient à sa bibliographie publiée en volumes, Coolus est en effet, un auteur de théâtre de Boulevard. Une recherche dans les numéros de la Revue Blanche nous ont fait découvrir un auteur moins superficiel que ne le laisse entendre Olivier Barrot et Pascal Ory. Déjà les poèmes recueillis sous le titre « Religiosités » parus en novembre 1891, nous montre un Coolus influencé par l’idéalisme, amateur de mots rares, un symboliste. Je donne aujourd’hui un conte, une « Prose légendaire », qui surprendra sans doute ceux qui, comme moi, considérait Coolus comme un auteur « gaie » spécialisé dans les pièces de Boulevard. On y voit un Roi mauvais, sadique, qui s’ouvre l’appétit de l’agonie de ses sujets, un Ogre qui se repaît non du corps de ces victimes, mais de leurs douleurs. Orgueilleux au-delà de tout, après avoir fait arrachés les yeux de la plupart de ses sujets, il enlève ses yeux au ciel, en éteint les étoiles. Mais le Roi s’ennuie, ayant montré sa toute puissance, il doit, par le don de ses propres yeux, allumer à nouveau les étoiles au ciel.

(1) La Revue Blanche. Histoire, anthologies, portraits par Olivier Barrot et Pascal Ory. Christian Bourgois, éditeur, série « Fin de siècles », 1989.



Les Etoiles crevées
Prose légendaire


Pour Pierre Bonnard

Aux ères fabuleuses qu’en les veillées rurales les très vieilles gens aiment évoquer, aux époques fées et mythologiques vivait un Roi très méchant. Le nom de ce très méchant Roi a disparu des annales ; il s’est trouvé des rats imprudents qui grignotèrent les grimoires aux pages mémoriales dont l’avaient honoré des scribes ; depuis les Chartes se sont tues et les monographies s’abstiennent.
Quant au royaume du Mauvais Sire, peu s’en inquiètent les géographes ; rarement cosmologue s’en enquit et d’ailleurs il n’importe guère. Qu’il trempât aux mers boréales, qu’il fût baigné d’eaux baltiques ou serré d’une cangue continentale, il se bossuait certes de villes frelonnées d’activités humaines et s’éventaillait de planes campagnes où procédaient de lents troupeaux. Mais une seule Volonté Méchante bâtaient toutes les existences éparses sur ces terroirs, cardinale, de l’Ouest à l’Est et du Sud au Septentrion.
La méchanceté d’un Roi est chose qui déconcerte ; les ingénuités infantiles s’étonnent, yeux extrêmes. Chez les faibles et les débiles, cette misère se comprend ; elle apparait logique sanie d’âme chez les gueux et les crève-la-faim dont les quotidiennes détresses sûrirent la chair et virulèrent le sang. Mais en un tout puissant Seigneur, elle éclate tare sans excuse. On s’explique malaisément qu’un homme dûment rassasié et selon sa soif humecté puisse, par bénévole passe-temps et sans qu’il subisse contrainte, se complaire aux males actions et s’ébaudir du cri-cri des gorges geignantes ou du pissat des yeux ruisselants. On imagine avec peine qu’il existe de ces dilettantes aux âmes friandes de tels spectacles, prêts à s’éjouir immodérément des piailleries et des gloussements où s’avère la souffrance réelle ; et pourtant, tel le Roi de cette légende, il en fut, s’il n’en est encore.
Mais, bonnes gens, gardez vos indignations vertueuses ; elles seraient sans efficace ; économisez vos flagellations – inutiles. Ce sont là pourris incurables et de natives perversités, dont rien ne saurait guérir l’originelle carie ; leur folie tuméfiée s’ove en abcès d’orgueil ; si le sang épandu seul allume d’une joie festivale le péristyle de leurs âmes ténébreuses, leurs yeux d’impiété, c’est que ce sang éploie en ruisselant l’oriflamme de leur toute-puissance et impérialise le sol d’un diadème unique de rubis volontaires.
Selon l’ironie des choses et de la rhétorique des contrastes, ce Mauvais Roi avait les plus dociles sujets du monde, les mieux soumis qu’il se pût voir, de nuque flexible et de pliantes vertèbres, d’âme si charmante et si doucement parfumée qu’ils en vanillaient l’atmosphère du royaume. Tout autre se fût ému, eût pris honte de s’éterniser despotique envers qui s’éternisait obédient ; mais le dur maître ne savait que tailler davantage après avoir davantage corvéé. Aussi n’était-il injustice qu’il ne se passât, exaction qu’il ne déféquât mieux à commettre : goulûment, il jouissait de l’infamie parachevée.
D’abord ses édits bourdonnaient des menaces ; des hérauts ensonoraient les villes du ronflement proche de ses colères ; puis les murs se décoraient de signatures royales dont les paraphes s’entrenouaient come des cordes impliquées en nœuds coulants. Les pendaisons imminaient où les routes se fruiteraient de têtes. Lors, il faisait dégorger hoirs richissimes et tenanciers d’amples douaires, mais sans d’ailleurs épargner toute la racaille râleuse des masures et des bicoques. Bien qu’ils fussent târis de suc et citrons dézestés, le Dur Roi pressurait encore malingres, bougres et manouvriers avec assez d’adresse pour en faire juter, honorablement, sueurs et larmes acidulées.
Quand les murmures lui semblaient bruire entre des dents lointaines, entrevues à des distances ainsi qu’une pâle lueur d’effroi, le Despote criait qu’on galopât sus, que de l’épée on giflât ces faces, qu’on lui rapportât, brisées, ces dents et cette blancheur. Puis il soupoudrait les campagnes de gens d’armes et d’alarmes, comminatoires, libres d’une liberté sans cran d’arrêt et commis quasi par ordre au sac des fermes, au viol des filles, au bris des mas. C’étaient aussi des râfles vicinales, des razzias parmi les villages dont ses troupes ramenaient en bétail fouetté vers la ville de longues processions prisonnières, hordes lamentantes et clamantes, volées par le Tyran au peuple désespéré, car jamais elles ne reprenaient les chemins bucoliques ni les sentes des bourgs qui mènent aux labours.

Sachez, en effet, ce qu’enseignait le crépuscule. En ces temps légendaires, le soleil ne se fût pas couché, chaque jour, symétriquement, comme en nos ères dégradées, s’il n’avait fallu. Mais la face de lumière, cuite d’horreur et saoule, ne pouvait plus voir, d’avoir vu : avidement elle s’enfouissait parmi les volutes marines et les oreillers d’ombre molle.
Car nulle journée ne s’achevait sans que le Mauvais Roi eût mis à mal mort quelque de ses sujets pour sa personnelle éjouissance. Il prétendait ce divertissement indispensable à son hygiène et quelle hygiène pour les peuples plus précieuse que celle du Souverain ? Si n’antécédait le dîner quelque sérieuse et confortable agonie, nettement apéritive, il devenait impossible au Maître de faire le plus léger honneur au repas vespéral ; il n’était mets si taquinants qui réveillassent sa torpeur ; il n’était vins si joyaux qui, moussant, l’émoustillassent. C’était le désarroi dans les cuisines royales, le deuil parmi les cœurs ancillaires. Mais le Roi n’était point homme à désoler son Grand Veneur et il était né trop sensible pour ne se point émouvoir des thrènes funéraires où s’épanchaient les maîtres-queux.
Aussi avait-il fait organiser de façon vraiment méritoire le service des tortures officielles. Parmi les rouages administratifs, nul ne rouait mieux ni avec plus louable chronisme. Le Roi, fin connaisseur, avait su recruter l’élite des tortionnaires, les plus parfaits exécutants dont s’honorât la virtuosité de l’époque. Sans forfanterie ni fausse honte, il se flattait d’avoir réuni de ces messieurs les plus esthètes. Ces artistes, appointés à des taux fabuleux, méritaient leur renom mondain et la faveur d’une Cour ; ils avaient fait de leur métier une profession libérale et des lettres chancelières leur avaient conférés le titre de gentilshommes-bourreaux. Avec eux, l’art de la chirurgie désintéressées et strictement esthétique avait accompli des progrès vraiment surprenants ; ils excellaient à détacher les hommes de l’existence, comme des poires blettes d’un poirier séculaire, et cela chromatiquement selon des gammes de douleur ingénieusement accrues et historiées d’accident délicats ; leur maîtrise était sans seconde à varier presque infiniment les modalités de supplice et à les enjoliver d’épisodes dont la nouveauté toujours se condimentait d’élégance ; ils se prouvaient journellement incomparables dans l’art de fignoler un patient avec des minuties et des réticences, durant des heures distillées, dextres de merveilleuse sorte à lui éviter la grâce oasistique d’une syncope ; uniques au contraire à lui poindre les reins pour qu’il gravit sans arrêt, sans intermédiaires stations de léthargie et repos fraîchis de sueurs froides, l’interminable calvaire. C’étaient aussi, ces virtuoses, des organistes consommés, experts aux musiques admirables et sachant faire sonner de hurleries prodigieuses les grandes orgues des organismes humains, attaqués à toute soufflerie et donnés à claviers éperdus.
Chaque jour, émerveillé d’une science aussi inventive et de leur chaleureuse imagination, le Roi daignait à leur égard paroles amènes et mercis, parfois de gratitudes efficace grelonnant sur leurs têtes précieuses cadeaux princiers et dons joyeux.

Il advint, après trimestres et semestres, qu’une lassitude parchemina le cœur du Souverain. Il commençait à moins âprement goûter sa distraction favorite ; il éprouvait un plus neutre plaisir à faire son âme, comme un œuf de plaisance, danser sur les jets de sang impétueux sautant des corps victimés. Un poète plébéien, parmi des rimes et des sonorités, avait comparé ces jaillissures à des armes éclatantes surgies d’elles-mêmes des chairs suppliciées et se pointant vers le ciel pour nécessiter sa vengeance et l’éclosion de mains justicières : il les avait magnifiées et dénommées « des lances sidérales d’appel. »
Le Roi avait souri, trouvant la métaphore hardie, mais d’un sourire ennuyé : toute cette charcuterie déjà le laissait bâillant. Des délicatesses olfactives et optiques luii étaient nées : l’odeur du sang l’insupportait, fade et nauséeuse à la longue ; la vue du sang lui répugnait, malsaine et hâtant les myopies. Le pantèlement d’un misérable, à la peau bée de blessures, égouttant en lenteur le faste lourd de sa vie, ne le passionnait pas plus désormais que la stillation insipide d’une fontaine incolore dans une vasque.
Il faut aviser. Consultés, sanhédrinés, les bourreaux proposèrent de nouveaux supplices d’où, expresse, l’effusion du sang serait écartée. On se surpassait à fignoler des tortures locales, des expériences de précision. On ne se salirait plus à tuer ou saigner, qui étaient choses grossières ; on estropierait proprement ; on mutilerait avec délicatesse ; on ferait de la préciosité chirurgicale ; puis l’on renverrait dans leurs familles à peu près indemnes d’apparence les sujets de ces tentatives.
Le Roi consentit.
Le lendemain, comme les esclaves convoyaient aux chevalets de son laboratoire un jeune gars qui rotait des sanglots dramatique et dont les regards, tendus vers le Maître sébillait de la pitié, ce dernier, nerveux et inspiré, fit un geste qui interdisait la durée des yeux. Dès qu’on eut lié le patient et lacé ses membres aux tables opératoires, les gentilshommes-bourreaux s’empressèrent : délicatement, avec d’infinies précautions, ils employèrent les vrilles aiguës manièrent les pinces incisives, firent mordre les lames effilées et les scalpels minutieux ; puis, ayant soulevé et retourné la pulpe vive des paupières, ils sondèrent de pointes avisées la tristesse molle des prunelles et firent sauter de son chaton la perle fragile du regard.
Le roi avidement dévisageait le supplicié dont les lèvres convulsées et savonneuses de baves brâmaient d’inutiles appels. Des lueurs excessives, semblables à des feux de joie attisés sur les grand’places dressaient de la clarté sanglante dans les yeux du despote à mesure que s’enténébraient et noircissaient à l’intérieur ceux du condamné.
Jamais encore il n’avait dégusté pareil alcool de volupté ; jamais telle secousse de jouissance n’avait éperdu son cerveau. Il avait enfin trouvé sa vocation : cela seul valait d’être Maître de pouvoir irrévocablement peser sur une destinée et murer une conscience humaine en une tour éternelle de dononnées ténèbres. Jusqu’à ce jour, il avait tué : niaiserie. C’est de la douleur qu’on clôture, une phrase de souffrance prématurément ponctuée. A l’avenir, il aveuglerait : car c’était crée de la vraie douleur – des longtemps de misère.
Le roi se coucha, ce soir là, de fort belle humeur : il autorisa ses chambellans à goûter ses plaisanteries ; ces derniers déployèrent leur gorge à l’envi et luttèrent d’esclaffement.
Le lendemain, on chassa le malheureux qu’on avait aveuglé ; à coups de lanières s’inscrivant des lombes aux fesses, on lui enseigna des chemins. Puis on fit venir un autre gars dont la vision était intacte et qui eut l’honneur de rajeunir les sensations du souverain. Celui-ci, les veines fouettées de plaisir, vit encore fleurir pour lui deux heures d’incomparable émotion.
Des théories de voyants défilèrent ainsi par les chambres d’abois, qui entraient vêtus de lumière et ressortaient sanbénités de nuit. Toute une floraison de prunelles ferventes périt dans ce sombre théâtre sous les canifs qui cruciaient et les feux au tragique grésil. C’étaient ensuite des théories tâtonnantes d’aveugles, qui s’éloignaient les mains papillottantes devant eux, comme des fleurs hystériques qui sentent l’orage et battent l’air de leurs pétales affolés.
Le Roi luisait ; jamais il ne s’était porté avec cette allégresse ; jamais sa royale santé n’avait à ce point satisfait les optimismes médicaux en leurs bulletins officiels ; jamais ses sucs gastriques ne s’étaient aussi complaisamment prêté à travailler les nourritures ; ses elles émerveillaient l’apothicariat national. Une seule crainte ombrait ce tableau : le ministre des finances tremblait qu’il ne fallût bientôt acheter à l’étranger les gens pourvus de tous leurs cristallins ; car dans le pays ils se raréfiaient et d’autre part, malgré des conversions successives, l’état des finances était peu catholique.

La folie de ce bon roi s’accrut. Il s’était dégouter de tuer, autrefois. Une douleur inverse ne tarda pas à le poindre : la certitude que sa puissance était limitée et qu’il ne parviendrait jamais à aveugler qu’une infime minorité de voyants. Cette réflexion l’angoissait : quelle pauvre autorité et quel pouvoir phtisique manifestaient les expériences où s’évertuait son dilettantisme !! Sa volonté circonscrite se sentait condamnée à des mutilations partielles ; ses ordres ne valaient que pour consommer des deuils locaux.
Il rêvait maintenant d’une torture cyclique et fabuleuse qui, en une seule minute, eût à jamais aboli la totalité de la Vision Humaine : il évoquait l’Univers intégral perdu dans des ténèbres intemporelles, tout le bétail lamentable de l’Humanité errant désespérément en une nuit d’Apocalypse, décrétée par sa volonté. Parmi ces infortunes millionnaires, lui seul eût conservé ses intactes prunelles et, penché sur quelque fenêtre cosmique, pu contempler s’ébattant et meuglant vers la défunte lumière les hordes innombrables d’infirmes et les séquelles mutilées.
Un soir qu’il songeait cet impossible, son rêve s’élargit. Ce gigantesque plan d’horreur lui parut encore pêcher et se tarer d’insuffisance. A quoi bon l’aveuglement de toute une race ? Mortes les prunelles humaines, le ciel ne se fleurissait-il pas, légionnaires, de prunelles vivantes ? Ce sont des dieux qui sans doute voient par les yeux des étoiles et ces regards sont éternellement renaissants. Puisque le merveilleux paon stellaire continuerait à rouer, qu’importait la cécité organique ? Jamais il ne serait, jamais il ne pourrait être le seul, l’Unique Voyant.
Le crime qu’il méditait et dont le faste rêvé lui valait une orgie intérieure devient inutile et le laisse indifférent. Les beaux orgueils sont impuissants et de dosée efficace ; la nature y résiste qui s’est armurée de lois invulnérables. Le despotisme des normes universelles fait pièce aux despotismes humains. Les Volontés de la chair s’ébrèchent aux volontés générales. Les choses se coalisent et se liguent contre les héros qui les assaillent : l’Univers se défend. Il faudra donc se résigner à de médiocres martyres et à d’insignifiantes tragédies ; les grandes forfaitures sont interdites : les étoiles échappent aux bourreaux !

C’est la nuit ; le roi s’irrite de ces pensées souvent ressassées que l’insomnie fait brûlantes ; à leur contact ses méninges souffrent ; son cerveau humilié geint sous le poids mort des orgueils.
Mais ses lèvres ont murmuré les mots qu’enseignent les cabales ; sa langues a proféré des formules qui sacramentent ; il a dit les verbes occultes ; il a psalmodié les prières théosophiques ; il tente en suprême recours les puissances démoniaques.
Or, voici que de l’ombre nocturne, emprisonnante et drue, une forme indéfinissable, formée de brouillards laiteux, s’est détachée, qui s’avance vers le lit royal parmi des phosphorescences d’escorte.
La lueur parle :
« Roi, dit-elle, voici venir à toi qui le mandes le Prince des Ténèbres. Il a ouï ton cœur, goitre d’orgueil, battre de désirs monstrueux : de telle pulsations font dresser ses oreilles. Il a entendu tes appels ; il accourt vers le fils de sa démence. Sa folie engendra la tienne. Il consent te prêter son appui et l’immensité de sa force. Tu peux ordonner. Dès cet instant ton verbe égalera destructeur le verbe créateur de Dieu ; il suffit que tu prononces pour que soient crevés aussitôt les innombrables yeux du ciel ; comme il a suffi qu’Il prononçât pour que surgit cette flore d’infinies prunelles. Tu es donc maître de la Vision du Monde ; mais à ce prix :
Si jamais le désir te nait de ressusciter les étoiles péries par ton ordre, de rouvrir les yeux crevés de la nuit, songes-y, tu ne le pourras faire qu’en sacrifiant à ton tour tes propres prunelles et en t’aveuglant à jamais. »
Puis la forme a disparu, reprise par l’ombre qui l’avait émanée.
Le Roi dressé sur son séant, respire avec difficulté l’air insuffisant de la terre ; le poids se son pouvoir nouveau oppresse sa poitrine comme un monde. L’immensité de sa maîtrise l’effraie : le voilà donc qui dans la paume étroite de sa main déteint toute la richesse des sphères ; il n’a qu’à rapprocher ses doigts pour écraser d’une contraction les multiplicités lumineuses ; et déjà en des jouissances anticipées, il savoure les spectacles futurs, tous ces ciels, à travers les temps, veufs des astronomies surannées.
Que lui importe la clause restrictive ? Est-il présumable qu’il veuille jamais rediamanter l’infini des pierreries vives obscurcies par son souffle ? Ce sont là menaces dont il sied d’effaroucher les enfants illogiques, aux volontés girouettantes ; épouvantails pour gamins contradictoires qui peinent à ressouder parmi des pleurnichements les jouets qu’ils peinèrent à scinder parmi des rages et dont le bris final les enthousiasma. Il n’a pas de ces puériles sautes d’âme et rirait du gosse déplorant le son des autopsies poupéennes. Il a souhaité crever les yeux du ciel et quand sa parole les aura férus, nulle pitié postérieure ne viendra lâchement geindre en son cœur et plaider leur résurrection.
Il le sait.
Aussi n’hésite-t-il point. S’il diffère de prononcer, c’est pour plus longtemps savourer la virtualité de sa force ; elle n’est positive qu’antécédente ; réalisée et devant les effets certains, elle sera comme une arme hors d’usage, à rebuter, et grave de rouille. La douleur dont souffrira le destructeur sera par l’acte même de la destruction d’avoir périmé sa faculté de détruire. Mais, quel qu’en soit son désir, il ne peur reculer de vouloir ; son âme est impatiente des désastres et de sa causalité tragique.
Il s’est levé ; il s’accoude à la fenêtre et pour une dernière fois recense l’infini. Il est des étoiles célèbres, il est des étoiles chantées que des lyrismes saluèrent. Il est des étoiles salutaires et qui sont des mains de clarté par les mers orageuses pour les nefs qu’elles attirent aux ports. Toutes ces divinités antiques vont périr ; leur stage d’éclat est achevé. Sans doute en ce moment précis des armées démoniaques attendent qu’il signifie, prêtes, stylet en main, à forer les iris étincelants qui palpitent sous les mystérieuses paupières astrales. Il n’a qu’un geste à graphiquer pour abattre à jamais toute cette forêt de regards et déboiser infiniment de leur lumière les profondeurs du ciel ; pour aussi tressaillir de la plus cinglante sensation d’orgueil dont jamais organisme humain ait été flagellé !
Il fait très doux et très blond ; l’atmosphère est une étonnante caresse ; la joie de la durée enchante les éthers admirables où les étoiles se pressent si vives, si fascinantes, si claires et si ferventes d’être lumineuses que le soir immensément semble poudroyer d’aurore.

Lentement, lentement s’ébauche le geste fatidique. Le Roi retient son bras trop puissant ; il ne voudrait pas que la besogne effroyable s’effectuât en vitesse.
D’abord un étrange frisson a saisi les astres dans les distances ; puis ils ont pâli. Et à mesur que le bras criminel levait son doigt inexorable, un grand carnage s’accomplissait. Légions par légions, les étoiles mouraient, atteintes d’invisibles stylets.
Les ouvriers démoniaques sont vites ; en quelques minutes, brefs, ils ont assassiné toute la joie du monde et foré les iris précieux palpitant sous les paupières astrales. Le Ciel n’est plus que de la nuit, une nuit dense, insondable, opaque, indiscernable aussi et désertée même de la clarté lunaire ; on le devine seulement très lointain et très morne et on le sent qui pèse.
Par toutes les campagnes, les hommes ont criés ; une chose s’est accomplie dont leur âme fut témoin et s’effare. L’abandon natif qui les angoissait est devenu irrémédiable ; désormais, ils seront perdus dans la nuit sans clémence que ne sablera plus la bienveillance sidérale.
Et le Despote après avoir longuement bu de ses yeux spongieux la tristesse et la douleur universelle a salué d’un éclat de rire l’hostilité désormais éternelle de la nuit est saoulé d’orgueil, titubant d’exaltation satanique, a recouché son apothéotique Majesté.

La joie du Méchant Roi connut des heures triomphales, ensuite.
Son peuple envoya vers lui des députations suppliantes qui l’adjurèrent à genoux. « Les nuits étaient réparatrices ; elles sont soudainement devenues pernicieuses et terrifiantes ; un souffle de mort les traverse qui semble prophétiser la fin imminente de l’homme. » Ils quémandent une inspiration salutaire.
« Ils voudraient aussi savoir ; ils sont tourmentés du besoin de comprendre. Leurs pauvres âmes désirent refléter en clarté l’énigme du monde. Comment un pareil attentat a-t-il pu s’accomplir ? Car il ne se peut que l’Univers de lui-même ait consenti au sacrifice de sa beauté ; toute lumière veut être ; elle a conscience de sa royauté et doit s’efforcer vers l’éternel. Il faut donc qu’un grand crime ait été commis dont le monde reste mutilé. Cela est-il possible ? Existe-t-il des Volontés assez puissantes pour s’attester maîtresses des destinées cosmiques et s’il en est, comment ont-elles le courage d’anéantir de la joie et de faner de la clarté ? Ce sont là des mystères qui pour les humbles déjà tremblants devant la vie dure et la mort nécessaire aggravent le mystère qu’ils se sont à eux-mêmes. Il appartient aux princes, à ceux qui détiennent d’une autorité supérieure le droit de commander et d’être obéis, de répondre, d’éclairer les peuples agenouillés et d’illuminer les routes qui lui sont ténébreuses. »
Le Roi sourit : les encens les plus capiteux, maniés par les plus habiles thuriféraires, n’empoigneraient pas son cœur et son cerveau avec plus de véhémence que ne le font les suppliques et les requêtes de ces gens. Donc on souffre de son vouloir : donc les races et les plèbes s’affolent et cette terreur qui fait baver son peuple sur les marches mêmes du trône enfièvre et détraque les hommes de mille régions inconnues et tout ce qui respire à travers les immensités. Donc enfin un effort de son infime machine musculaire – un geste – pèse et pèsera éternellement en détresse sur les mondes, égal au geste du Dieu quand il sema son vouloir d’éternelle bonté.
En ce moment son cœur dans sa poitrine est radieux comme un visage : il voudrait pouvoir l’exposer aux hommes et leur dire : « Voilà l’unique fruit de bonheur éclos sur l’arbre de Votre souffrance ; toute la sève de douleur que ses racines tentaculaires pompent de vos corps en bras de pieuvres inassouvies n’est recueillie par les étendues que pour produire et concréter les quelques gouttes de joie à quoi se réduiraient les sucs de sa pulpe. Je puis mourir : ma chair s’enorgueillit d’une maturité merveilleuse. »
A son peuple dont les missionnaires anxieux l’interrogent, il voudrait pouvoir crier : « Enorgueillis-toi comme moi-même ; ton souverain détient la Puissance de la Terre ; il te torture et te martyrise ; mais il te crée en sa personne un maître tel qu’il n’en fut jamais, puisque ses ordres s’ébruitent en échos jusqu’aux confins des éthers. C’est par lui que tu souffres, sache-le ; c’est par lui que tu agonises ; mais ton agonie est son triomphe, tu devrais aimer ton agonie ; il s’est agrandi au-dessus de tous les hommes ; l’entassement de vos pauvres cœurs, durcis dans les fièvres d’angoisses, est l’extraordinaire piédestal d’où sa gloire ruissèlera sur les temps. Loin donc de le maudire, tu devrais acclamer celui qui a haussé l’humanité en lui à des altitudes célestes et tenté des aventures dignes auparavant des seules témérités olympiennes. »
Mais il dit aux légats d’humbles paroles. Il n’est comme eux tous qu’un homme d’ignorance et de simplicité ; les mystères ne s’élucident pas davantage pour être contemplés par les prunelles royales ; les divinités ont pu choisir les rois ; mais leur doivent-elles leurs confidences ? Puis il s’attendrit ainsi qu’il sied aux chefs d’états confrontés avec les misères publiques ; il affirme sa sympathie, il nie son indifférence, il compatit ; sa sollicitude est acquise, il avisera. – Et doucement il les met à la porte.

Et nombreuses, les nuits se sont succédé, aveugles et tâtonnantes, titubant parmi l’espace, butant au rebord des horizons. Leur chancellement a longtemps enivré le souverain tragique. Mais déjà pour s’être trop enorgueilli, il s’enorgueillit moins déjà quelque dégoût le poind de son ouvrage ; car il a beau distendre les fibres de ses yeux et rosacer ses pupilles ; il ne peut plus apercevoir les ciels nocturnes qu’il a déjoaillés. Ils sont là pourtant, surplombant sa tête, immédiats ou distants, mais concrets et implacables ; ce sont dans l’immense nuit comme des faces veuves de regards dont au moins il voudrait distinguer les cicatrices, ces filigranes de sa suprématie brodés en rouge sur les visages : ils lui échappent et jamais cette hiéroglyphie des blasons impérissables ne lui sera accessible.
Cette tristesse s’aggrave d’un regret : ce lui de sa puissance déchue d’être échue. Pendant quelques minutes ont en son cerveau caserné des armées de causes innombrables. Il a détenu de l’éventuel et la plus formidable énergie vivace dont jamais homme ait eut le dépôt. Son vouloir a atteint de l’être éternel , puis s’est annulé brusquement, avili, ravalé au stupide « je veux » d’une fillette gifleuse. A quoi bon de telles altitudes rançonnées de tels bas-fonds ? L’orgueil geindrait moins de sa cuistrerie ultérieure sans les aristocraties antécédentes.
Certes si l’existence humaine se liébigait au condensé d’une minute, riche de l’intégrale joie diffuse et diluée en des ans, sa eût été prodigieuse et valable ; mais mort l’instant et sucée la dragée de puissance, c’est ensuite l’ère longue d’inertie et l’âcreté des arrière-goûts alcalins.
Maintenant il se consume dans l’eunuchat psychique : sa langue n’est plus qu’une pourpre d’apparat à décréter du dérisoire : ses mains sont appareils morts d’automates qui ne peuvent gesticuler que du possible. Qu’il se meuve : tous les dénouements virtuels en sa démarche écoeurent par leur suranné. C’est à renoncer à vouloir, tant est dégradante de médiocrité l’efficace en lui du vouloir humain.
Il songe ainsi et sème des paroles en la nuit :
« O volonté, décevante, déconcertante et peccante volonté, je souffre d’avoir cru tes mirages ; tu as menti, qui m’annonçais aux heures despotisées des exaltations prométhéennes ; ce moi qui crut par ses désirs développer une épopée d’horreur, n’a connu que des fastes sots et des victoires naines ; sa puissance eut parmi le temps la durée d’un borborygme et pour qu’elle lui fût conférée, encore le duc des Ténébres dut-il combiner des hypothèses et signifier des conditions. Misère de cette bulle prisonnière au vase clos de la chair chapée de pesanteur et qui s’épuise en des contorsions inutiles ! »

Sur toutes les murailles des villes, blanches, lisses et policées, sur tous les dos des masures rurales, moussus, herbeux et lichenés, on placarde un édit royal :
« Nos peuples sont venus près nous pleurer la tristesse des nuits enfunébrées, crêpées et veuves de fleurs d’or. Nous avons compati et longuement songé aux voies de salut accessibles à nos volontés ; ignorant quel accident cosmique avait infligé au ciel qui dôme le monde cette inique et mortifiante cécité, nous nous sommes enquis près des saintes personnes en qui les divinités laissent, des tables sacrées où elles se versent la vérité, tomber de belles gouttes lumineuses.
Les sibylles et les devins ont d’unanimité répondu que cette lèpre sidérale avait été infligée aux nuits en punition des hontes terrestres et ils ont ajouté qu’elle se pouvait guérir. Mais le remède est si cruel, si onéreux et désolant, que longtemps ma sollicitude pour mes peuples fut anxieuse et se médita. Après des veillées d’angoisses, j’ai décidé que le bonheur des plèbes prévalait sur tous les autres et bien que mon cœur se rayonnât de souffrance, j’ai résolu de sacrifier ceux qu’il fallait sacrifier.
Or les oracles ont dit : « Ce peuple agonise de l’infamie des grands ; on l’a pressuré molairement et l’on s’est gorgé du vin sanglotant jailli des vignes de son cœur.
Il est temps que les justices éclosent ! Pour cela, les talions éternels exigent que les cent plus riches et féroces maîtres de ce peuple, et toi-même, grand roi, aient, à la même heure, parmi le crépuscule sombrant, les yeux crevés par leurs sujets ; sous la rosée qui s’ égrènera de leurs soies palpébrales et tombera dans l’urne mystérieuse où les mélanges prodigieux s’accomplissent, les étoiles, comme sous un chrême, refleuriront de leur lumière adorable la chambre mortuaire de l’univers enténébré. »
Ainsi parlèrent les sages, ceux qu’enrichissent les onéreux trésors des confidences célestes ; je les ai vénérés et j’ai prié les dieux. J’ai prié qu’ils fussent assez bons pour ne pas dénier à des hommes de repentance le bienfait de leur pardon ; j’ai prié et j’ai compris qu’il fallait obéir et consentir les sacrifices requis.
Aussi avons-nous décrété que cent de nos courtisans les plus somptueux seraient avec nous-même liés aux arbres espacés de l’immense allée qui traverse notre par cet que gars et garces y concourraient munis de poignards, de piques et d’instruments griffus afin d’abolir toutes ces prunelles seigneuriales, tapissées de sacrilèges reflets d’ors et de diamants, dont l’orgueilleuse joie valait aux ciels de l’été l’horreur d’une taie incurable. »
Des caillots de foules se coagulent dans les rues, devant les ordonnances ; des hommes en tricot de laine, des filles en cheveux tulipent à ce lirent leurs yeux en calices d’étonnement ; du commentaire croit ; les voix s’enchevêtrent et s’impliquent qui se voudraient explicites ; d’ailleurs unanimes à louanger le Prince et à renchérir sur son dévouement. Les bouches font vers lui entre des syllabes interjectives et des substantifs tronqués fumer leurs haleines ainsi qu’un encens liturgique. Heureux Maître ! Comme toujours il chérit son peuple et comme en ce moment le peuple, ruant de reconnaissance, est prompt, parmi les cabrures, à, sur les pavés sonores, lui piaffer des applaudissements !!

Le Roi en son palais ceinturé de gardes sirote avec sensualité cette heure rafraichissante gentiment citronnée d’ironie. Sans doute la cavalcade de l’enthousiasme populaire et le la jovial jusqu’au faubourgs des rues diapasonnantes kaleidoscopent son âme d’imaginations agréables ; mais le hululement des gaités plébéiennes lui serait de minces délices s’il ne correspondait par un coïncidence qui l’insinuerait presque écho avec toute une gesticulation intérieure de sentiments passionnés et bruyants.
Le dernier triomphe de son orgueil malade, le roi l’a résolu. Depuis qu’il a confronté sa volonté avec les choses, il a fièvre de décisions despotiques, capables de bosseler à nouveau le métal du monde et depuis qu’un verbe issu de ses lèvres a les étoiles toutes aveuglées, l’impuissance de sa parole lui stalactite l’âme de colères. C’est alors qu’après des songeries mâchées en amertume, il s’est exalté à l’idée qu’en l’univers vivant une seule créature détenait parmi elle le pouvoir prodigieux de recréer des astres. Lui. Car il suffit qu’il prononce la déchéance de ses propres regards pour signifier à l’infini la résurrection des Etoiles, extraordinaire influence orfèvre des pauvres prunelles bleuâtres flambant dans une face humaine leurs sueurs de punch psychique ! Il suffit qu’il veuille pour que cela soit. Sans doute, c’est décréter sa souffrance ; c’est aussi fleurir la joie du monde. Pour la première fois, il va sculpter du bonheur sur les paroles de l’Univers et faire sarabander dans les poitrines les cœurs de l’Humanité. Mais il aime plus l’éclat intérieur de son moi que tout l’éclat du jour qui se réfléchit aux prunelles et plus sa puissance magistrale qu’il ne déteste le bétail des êtres. Chaque jour il se hausse davantage aux prérogatives divines ; et peu à peu, de ces altitudes les hommes rapetissés en ludions lui apparaissent méprisables puppées dont les bonheurs et les peines valent son inquiétude autant que les désirs érotiques dont phosphorent les vers luisants. Aussi le Roi, insasiable de maîtrise, a-t-il pour s’attester une dernière fois la force vive de sa volonté, rêvé, comme suprême orgie d’orgueil, de trouer ses propres yeux inutiles pour rediamanter le ciel de toute une joaillerie d’étoiles. Sur un geste de ses doigts dramatiques, sur une syllabe fléchée de sa gorge, les étendues s’éveilleront de clartés renées ; un prodigieux jaillissement de lumières engerbera les infinis ; ce sera une épiphanie miraculeuse, que salueront les clameurs des mondes et que seul son vouloir aura pu soulever les sphères. Qu’importe qu’au moment où les ciels s’exalteront de joie lucide, l’ombre scellante hermétise ses vieux yeux nuls ! N’aura-t-il pas en lui des soleils soudains et des explosions d’aurore à ouïr poeanner du prodige toutes les gueules hiées des humanités exultantes ? La perception de l’universelle hymnie avec la certitude d’être seul promu à la dignité de cause l’emportera sur la vision même du printemps que l’on subit normal et qui vient d’ailleurs et des dieux !

Mais s’il a consenti son supplice, et la poix éternelle encavée au vide des orbites, et l’abandon des trésors royaux, des suprématies souveraines, des trônes et dominations, le Roi n’a pas accepté que fût solitaire sa déchéance. Puisqu’il doit subir une mutilation, quau moins à vibrer de souffrance son âme suscite en d’autres âmes des harmoniques de douleur ? Et pour le cortèger de notes sympatkques d’accords sanglotés, il a choisi celles qu’il jalousait le plus acidement pour la perspective de leurs joies parmi les ors et les bafrades, celles des cent seigneurs assidus qui se formicèrent une fortune des miettes égrénées de sa table, des cent courtisans porte-queues qui toujours frangèrent de leurs mains respectueuses et plates l’hermine de son royal manteau. Ce sont d’inutiles victimes et pour la reflorecence astrale leurs geignements par l’espace plaignant la lumière décédée seront superfétatifs, puisque, seule et privilégiée, sa cécité volontaire est sidéralement magicienne.
Mais de jeter à l’écart ses yeux qui paonneront les cieux d’ocellures stellaires dans les puits insondables de l’ombre sans infliger aux plus heureux et fiers de voir une identique minute d’horreur, le Roi sur la margelle eût accoudé sa tristesse et peut-être hésité. Aussi a-t-il fait parler les oracles irrécusables, qui recueillirent des lèvres horizonnantes de la divinité les ordres stricts à qui les Humanités se bâtent. Les trop riches expieront comme lui d’avoir détenu du pouvoir au-delà des normes spécifiques ; ils seront livrés à ceux même que leurs fouets seigneuriaux tatouèrent, livrés sans défense, ligaturés à des arbres durs, exposés à toutes injures et représailles des populaces, tandis que les foules acclameront le bon Roi qui se dévoue pour ses sujets et donne la dîme de sa chair pour que les fruits de lumière remûrissent aux vergers célestes.

L’heure fixée par le décret est présente.
Le large parc royal est illuminé ainsi que pour une fête somptueuse. Parmi tous les feuillages, des girandoles bombent leurs oranges hypertrophiques ; le vent respecte les arbres qui se dressent en attitude justicière, comme s’ils avaient conscience de leur haute mission pilorique.
Au dehors, des clameurs, une confuse exaltation, de la joie mugie ; le peuple s’agglomère contre les grilles du palais, un peuple fiévreux, effervescent et piaffeur.
Toutes ces mains plébéiennes souffrent de brûlures d’impatience. La perspective d’une torture légale et non suivie de répression a doté de papilles neuves les doigts râpés de la foule. Elle éructe moins à l’avance du bonheur de se venger que du plaisir de se barbouiller avec du sang. C’est la joie enfantine des confitures jusqu’au nez ! Quelque chose de l’âme du Roi a contagionné cette populace ; elle a besoin aussi, un besoin neuf mais impérieux, de tripoter parmi des chairs ouverts et d’assister à du pantèlement. Les femmes ne sont pas les moins ardentes ; il en est dont les yeux brasillent singulièrement, et certaines ont déjâ sur les lèvres ces buées gourmandes dont s’antécèdent les vastes goinfreries. Jusqu’à des gas, juchés sur des épaules et qui poignardent de canifs ébréchés l’air promu possesseur d’hypothétiques prunelles.
Entre deux haies de gardes aux buffleteries battantes et sonores d’armes marchent. Le Roi entête, les seigneurs condamnés et que désignèrent les mâles volontés du maître ; ils ont derrière les reins, ligottés et cruciés, leurs mains courtisanes, frôleuses d’hermines souefves aux dermes souverains, roncières et déchirantes aux peaux roturières. Ils marchent, les yeux ternes d’avoir à se ternir encore, les lèvres mordues et frénétisées, fantomatiques sous les lueurs tombées des arbres comme l’ordre bref d’avoir à s’adosser aux écorces rugueuses.
Un à un, les gardes les cueillent et apparient torses à troncs, terribles préliminaires qui font bramer les plus féminins et dans les arrières-gorges fluctuer des luettes instables. Puis quand tous les anciens despotes sont greffés aux lourdes masses végétales, cependant qu’une brise tiède secoue doucement les girandoles parmi le noir, l’ordre est donné par le Roi lui-même de, toutes grandes, ouvrir les portes.
Une ruée de peuple cavalcadant, battant, gosse. Des cris d’abord, et des chorégraphies canaques autour des victimes. Même autorisée et légitime, l’action anormale et violente déconcerte les plus audacieux : quelques vieux grumeaux de respect leur voyagent encore dans le sang. Peu à peu, la foule devient plus dense ; le nombre multiplie la témérité générale ; un rustre a reconnu son seigneur qui le bâtonna l’antan pour un jardinage mal équarri. D’un revers de main lourd lancée il le gifle à toute volée et récidive sous le crachat dont l’ancien maître exaspéré le timbre.
Alors ce sont des batteries sur toutes les joues aristocratiques ; des poings balistiqués parmi des faces, des bossèlements de crânes et de nez, de la tumeur surgie de toutes les chairs, et de petits rûs de sang filtrant de droite et de gauche et en tous sens vermiculant.
Les seigneurs, gazeux de rage et ballonant de colère, font des efforts herculéens pour rompre les cordes nodosées qui les conjoignent aux écorces ; leur impuissance, si récente et si tragiquement inédite, les étrangle comme une main directe à la gorge et gomme de bave lourde les angles de leurs bouches contractées.
Le Roi que l’on épargne avec respect empli avidement de ce merveilleux spectacle ses prunelles altérées de tout le visible encore.
Enfin un malandrin ose le premier commettre l’acte solennel qui doit révoquer à jamais le maléfice dont souffre le ciel. Il crève d’un coup sec les yeux d’un châtelain, d’un coup unique et sans autre arme que ses doigts écartés en fourche.
C’est le signal. Tous les autres, magnétisés par l’exemple, forent, vrillent, agrippent, incisent, et décortiquent les prunelles des maîtres désarmés. D’effroyables cris font tressaillir la nuit ; les gamins battent des paumes.
Mais le résultat promis n’apparait pas ; le ciel crêpe de ténèbres épaisses les frondaisons broussailleuses ; nulle virgule de clarté n’a encore ponctué l’opacité du noir. On n’a pas eu le courage d’abolir la vision royale !
Le souverain que les supplices de ses vassaux transporté d’aise vive estime venue l’heure de son triomphe ; il ne veut pas que la pitié des plèbes lui vole le bénéfice de son ultime volonté. Cependant que la foule s’écarte de lui avec terreur et forme une ampoule de vide autour de Son auguste personne, il crie impérieusement ; il exige qu’on exécute la sentence à laquelle il s’est condamnée.
Alors comme personne n’obéit, comme les mains se refusent au sacrilège d’un attentat, une vieille, une très vieille paysanne, venue exprès à la ville, s’approche du mauvais Roi ligoté et dit : « Je suis la mère de Jean !»
Elle s’imagine qu’on connait Jean ! Elle s’imagine que le roi se souvient ! Mais c’est sans doute une de ses victimes et il crie à la mère de Jean : « Crève-moi les yeux, vieille ! »
Elle, sans répondre, enfonce dans les prunelles royales la pointe de ses fuseaux graves.
Au même moment, des éclosions prodigieuses de clarté féérisent le ciel ; des gerbes d’étoiles se développent dans l’infini ; les horizons se constellent d’or ; la jeunesse miraculeuse de la lumière enchante la profondeur de la nuit.
Aux jardins éternels les flores admirables éclatent ; les vignes de la durée s’alourdissent de grappes étincelantes. Il semble pleuvoir de l’aurore.
Or, le Roi connait sa puissance, car la populace est en délire ; ce sont des clameurs qui sonnent comme des épouvantes devant la grandeur du prodige ; toutes les faces tournées vers le ciel aboient à la clarté revenue. La foule travaillée d’une joie hystérique, hurle en sautant et avec des gestes fous comme pour cueillir les étoiles et s’en emplir la bouche afin d’avoir les lèvres juteuses de la lumière d’en haut.
Et le Roi se sent défaillir d’ivresse à deviner en déluge sur le monde toute cette chute d’or désormais impérissable qui tombe infiniment comme la royale monnaie de sa Volonté, frappée à son effigie éternelle.

Romain Coolus.



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