vendredi 27 juin 2008

Blogs à lire, blogs à voir


La Muse galante, Ça ira


La muse est hétéroclite, amoureuse, curieuse, gourmande, inspirée, littéraire, musicale, rétro, élégante, érotique... La muse découvre Mallarmé et la mode (Livrenblog n'y est pas étranger), conseille les éditions de L'Arbre Vengeur (et le fait mieux que nous), publie un beau poème d'Henri de Régnier, visite un cabinet de lecture, dévoile la science chromatique d'Agrippa d'Aubigné, visite une expo consacrée à Jules Massenet, et avec Bobinette Langlois lutte contre la disparition de l'écrevisse des cabinets particuliers de 1898. La Muse Galante, est une bonne surprise, un blog à visiter. La présentation y est simple, élégante, les illustrations judicieusement choisies, avec ornementations typographiques et gravures de mode... Livrenblog en serait presque jaloux.





Voir le blog de la fondation Ça ira, une revue d'avant-garde belge, signalé C. Arnoult sur son blog consacré à Han Ryner (c'est dans Ça ira que paru l'article de Ryner sur L'Ouragan de Florian-Parmentier... voir les épisodes précédents).

Pour les chineurs : Le 14e Marché de la Bibliophilie est ouvert depuis le mercredi 25 juin et reste ouvert jusqu'au lundi 30 juin, place Saint-Sulpice, Paris 6e, de 11 h à 20 h.

jeudi 26 juin 2008

Ernest La Jeunesse célèbre Fanny Zaessinger


De Fanny Zaessinger et des lettres

Pour Rodolphe Darzens

Il ne faut souhaiter la mort de personne. Et pourtant se serait une si jolie oraison funèbre !
Une petite femme vint qui s'assit.
C'était un café mélancolique où des gloires avaient traîné et des vaudevillistes aussi et où le patron se mourait d'un anévrisme longanime. La petite femme demanda un lait chaud. Sa voix était douce et lente. Des cheveux lui tombaient aux épaules et lui tombaient à peine plus bas et sa robe lui tombait aux talons – pas très bas parce que c'était une petite femme – sans dire les hanches ou les seins ou la taille, et c'était une robe toute droite, sans plis, souple comme la tristesse et triste comme un reproche. Et de jeunes hommes s'assirent autour et demandèrent des laits chauds. La petite femme parla. Et ils écoutèrent la petite femme.
Elle avait la tête à laquelle on rêva toujours, à laquelle on ne pensa jamais. C'était en son coeur qu'on la voyait et elle venait de très loin, de partout, de toujours. On l'avait trouvée aux marges de Racine, aux marges de Jean-Jacques et de Jean-Paul et de Vigny, et c'était tout Mallarmé, tout Loti, tout Maeterlinck et tout Verlaine. A y bien réfléchir, on la réconcilia avec Stendhal, Barrès et Henri de Régnier. Et on eut aux lèvres et dans la gorge le goût de la mer qui emporte – sans le faire exprès – des âmes et des âmes.
Petite femme qui s'ennuie, elle souffrit autour de soi des gens qui s'ennuyaient. Les uns étaient allemands, les autres, peintres, d'autres, vieillards, et il en fut qui, les mardis, sortaient de chez monsieur Mallarmé.
Les omnibus les attendaient à la porte du café et ils étaient venus jusqu'à cette place, après des détours, pour trouver des omnibus. Et les omnibus s'ébrouaient, successifs, avec des yeux verts et des yeux rouges et filaient et c'était la nuit ensuite où les globes de M. Popp s'éteignent et où les rues se font froides et noires. On demeurait autour de la petite femme. On parlait, on ne parlait pas. On écoutait la petite femme et on ne l'écoutait pas. Et lorsqu'on cherchait, parmi des descentes, les couches solitaires du Quartier ou d'ailleurs, on se découvrait l'âme même, toute même – et de par l'âme de la petite femme.
C'est la rue Pigalle. C'est la rue Bréda. C'est la fontaine Saint-Georges.
Et voici les boulevards. Et voici, refrain, l'équivalent sentimental de la petite femme :

Ha-ra-ra-bé-belle,
Tou-tou-tou-ta-ta-ti-ti
You-you-you-si-si-da.
Va-va-va-mi-you.
Ta-zi-zi-zi-mé-hi-lou-lou !
Ca-da-la-vi-té-zi-gheh !
Li-rou-mé-hi-la-dou-dé-dé,
Ro-Ro-Ro-Ro-do-do !...
C'est un trouble. On n'est pas amoureux. Et les chemins sont longs. Et cependant qu'on marche vite, la figure revient, lente, et le corps aussi.
C'est le sourire, ce sont les dents blanches, dont l'une un peu en arrière et une autre un peu jaune, à droite, et ce sont les cheveux ternes, longs et très courts (pour y pleurer), et c'est le front étroit assez pour être celui de notre soeur. Et c'est la bouche puérile, la bouche lasse. Et l'on n'est pas seul et on est seul, car c'est du fond de son âme, à soi, que sort sans hâte cette figure. On arrive. On allume la lampe pour se coucher seul. La flamme de la lampe n'est pas haute et c'est du silence, dehors. On a le coeur qui glougloute, qui s'amollit. On ne se couche pas : on écrit.
On n'est pas amoureux de la petite femme. Qu'aimerait-on en elle ? Ses yeux un peu myopes, un peu bruns, tranquilles et humides, ses yeux qui ne s'amusent pas et qui chantent ? Son sourire si las et son rire si las en sa fraîcheur, si brisé en sa jeunesse ? Désire-t-on ce corps qu'on devine à peine et qui est confiant en sa gaine de crépon sombre ? On ne sait, tout d'abord, car cette petite femme est une femme...
Puis on la sent si à côté de soi quand elle n'est pas là et si réelle !...
On n'est pas amoureux. On est gêné quand on s'assied sur la banquette brutale du café où elle est assise : on a un peu peur. Elle n'existe pas, cette petite femme, c'est une entité, c'est une réalisation – et c'est bête.
Elle est en notre coeur : c'est notre enfance et notre tristesse et notre malheur, c'est notre sourire et notre lassitude ; et sa gorge qui sort à peine d'un foulard noir est si fatal et se tend si atrocement, si joliment vers des flèches et du fer ! C'est nous, c'est notre soeur, c'est notre beauté.
Des peintres l'ont vue et l'on priée de poser : elle a bien voulu – pas trop. Et les peintres on fait son portrait... et l'ont raté. Car c'était leur émotion qu'ils voulaient fixer sur leurs toiles et en leurs pastels – et ça n'est pas pratique ! Un nez qui frise et des cheveux qui frisent, une main qui ondule ? Oui, mais après ?
Après ?
C'est une petite femme qui s'assied et qui attend, qui sait ce qu'elle attend et qui attend quelque chose de plus.
Autour, ce sont des gens qui attendent et qui ne savent pas ce qu'ils attendent. La petite femme est un instrument de patience, d'attendrissement, d'alanguissement, de méditation et de perversité.
On la croit perverse.
Et c'est parce qu'elle s'ennuie et qu'elle s'ennuie moins quand des gens s'ennuient en face et à côté.
On la croit froide.
Et c'est parce qu'elle se défie et qu'elle a ce qu'elle veut et qu'elle aime. Et ses yeux sont droits et épient – et se détournent.
Ses affaires de coeur. Nous ne savons pas. Ceux qu'elle aima., de vrai, ça n'était ni nous ni de notre génération. Des étrangers.
Pftt !... Elle est NOUS et notre génération.

II

On le lui a fait savoir – et ce n'était pas la peine. Elle a eu son année, ses poètes, sa cour et sa littérature. Tout le monde lui a serré la main et a échangé avec elle des aphorismes peu coûteux. On l'a menée au cimetière Montmartre au d'Harcourt et de Chatou à la rue de l'Echaudé. On l'a fait danser parmi des vases de M. Tinan et des cyclewomen de M. Albert. Elle a été partout la même, vague sans pose et aimable. Elle a gambadé, musé, boudé. Elle a été la muse de tous. Et elle a eu pour se débarrasser des indiscrètes caresses de ses cheveux le geste qui rejette en arrière des siècles et des mondes. Elle a donné du talent aux enfants parce qu'elle leur a donné le petit trouble qu'elle seule peut donner. Et quelques-uns, pour avoir écrit des mots où tremblait ce petit trouble, des mots où l'on sentait se gercer ce petit trouble
(sans savoir pourquoi) nous troublèrent délicieusement.
Et ceux-là, pour avoir dit leur trouble, le perdirent et crurent que la petite femme était une camarade et une petite femme. Ils n'eurent plus de talent, ils avaient
transgressé les rites – ils avaient vieilli.

III

Mais ce n'est pas une oraison funèbre. C'est une note sur l'histoire littéraire et c'est une ode qui dit l'année 1895-96 qui ne fut pas vide et qui fut ton année, petite femme. J'ai envie de pleurer.
L'année est finie. Il y a plus personne à Paris. Des gens sont en Alsace, d'autres au Midi, d'aucuns à Jumièges ou en quelque autre normanderie. Et tu restes à Paris. Et nous restons. Tu es notre tendresse, tout notre tendresse fraîche et désintéressée de ces mois. Lorsque nous allons te voir en ta petite maison falote d'où jaillissent des terrains vagues, des maisons et des villes, lorsque tu nous apparais, à peine éveillée, les yeux gonflés de rêves, entre des chats, ils nous semble que c'est notre âme qui s'éveille et que nous avons du talent et que nous ne sommes pas méchants. Tu parles ensuite et tu es calme et tu souris, mais nous savons des larmes rue Lepic et des larmes place Blanche.
Mais à quoi bon dire que tu as souffert et faire saigner ton charme saignant ? Il vaut
mieux t'entretenir d'oiseaux et de fleurs, t'offrir, en ta robe longue, aux yeux des pauvres petits peintres et des pauvres petits littérateurs qui veulent de la beauté et qui ne la cherchent pas parce que c'est trop cher. Et à quoi bon te dire à toi-même que tu souffres, que tu t'ennuies ?
Dormir... dormir...

IV

Petite fille, petite fille, l'année est terminée. Voici que ces horribles chaleurs s'en vont et que les lumières des cafés vont sembler moins paradoxales. Voici que le soleil va s'attendrir et s'apâlir et que le froid va revenir qui fait qu'on se pelotonne en sa misère. Et les gens reviendront de Normandie et d'Alsace et reprendront leur place auprès de toi et s'efforcerons à émettre des « mots historiques » que tu voudras ne pas trouver ridicules.
Et tu apparaîtras sur des scènes, un peu plus, un peu mieux, et tu épandras tes cheveux sur des tendresses laborieuses et notre épars besoin de tendresse. Et des oeuvres naîtront de toi, sous tes pas, et de pauvres petites fleurs croîtront par toi que tu laissera cueillir aux autres.
Et tu seras des livres encore, qu'on imprimera chez Renaudie, en cérémonie.
Ah ! Petite fille, c'est une année qui vient où s'obstinera ta royauté douloureuse, ta tyrannie apaisante. Et des lunes se lèveront pour toi où tu baigneras la molle ténèbre de tes yeux.

V


Les gens qui t'ont fait mal, qui t'on meurtri tes petites mains et ton petit coeur, les gens qui ton meurtri ton horizon et ton infini, ces gens-là, vois-tu, se sont abolis : on n'en entendra plus parler : ils sont dans les maisons grises, où il n'y a ni chats ni ciels, à faire des farces et à peiner pour ne rien faire.
Il n'y a plus ici, il n'y a plus partout que des gens qui veulent sourire de ton sourire las mais qui sourit. Ne soit pas heureuse, ne sois pas trop heureuse parce que le bonheur est brutal, parce que le bonheur est laid.
Nuance tes plaisirs, nuance tes petites peines.
Tu es nos vingt ans, tu es notre jeunesse, notre vertu, notre douleur, notre tendresse.
Petite fille, petite fille, voici notre coeur, notre coeur pas amoureux, qui se trouble non pour toi, mais par toi.

VI


Et voici, petite fille, notre âme et notre émoi, notre émoi de cette seconde, d'hier, d'aujourd'hui, notre émoi ténu, tenaillant, fécond, éternel...

Ernest LA JEUNESSE

Revue Blanche : tome 11 : Août 1896

Fanny Zaessinger :
Ernest La Jeunesse, Alfred Jarry, et les autres

Fanny Zaessinger, actrice et modèle, figure dans Les Jours et les nuits d'Alfred Jarry sous les traits de la « petite fille », dite Huppe, c'est elle qui avec l'aide de Sengle est chargée de déshabiller Severus Altmensch, Ernest La Jeunesse, lors d'une orgie dans l'atelier du peintre Raphaël Roissoy, Léonard Sarluis. Dès 1895, alors qu'elle débute au théâtre de l'Oeuvre, dans L'Ecole de l'idéal de Paul Vérola, Henri Albert signale aux lecteurs du Mercure de France « Mlle Fanny Zaessinger, aux bandeaux d'ange cruels et charmants ». La charmante Fanny fréquentait les mardis de la rue de L'Echaudé, où se réunissaient autour de Rachilde les écrivains familiers du Mercure. Au d'Harcourt et à la Nouvelle Athènes, place Pigalle, elle côtoyait Jean de Tinan, Henri Albert (1), Léon-Paul Fargue, Pierre Louÿs, André Lebey, elle retrouvait les mêmes à la revue Le Centaure (2). Elle fut maîtresse de certains, le modèle de Charles Léandre, et si l'on en croit La Jeunesse « Elle a donné du talent aux enfants » « elle a été la muse de tous ». Elle habitait Montmartre, ce qui explique les « larmes de la rue Lepic » et les « larmes de la place Blanche », assistait Franc-Nohain au théâtre des Pantins, accompagnait La Jeunesse au Café Napolitain. Lorsque Jacques Doucet invite les rédacteurs du Centaure il n'oublie pas de convier Fanny. Pour son ami Tinan, elle sera Fancy, dans Penses-tu réussir ! dans ses Noctambulismes elle lira les Chercheuses de poux de Rimbaud. Une jolie Chanson pour mes chats, signée d'elle, figure dans les papiers du Centaure. Le trop oublié J.-M. Levet lui a dédié son sonnet Parades et Léon-Paul Fargue l'a mise en scène dans un chapitre de Tancrède. Fanny Zaessinger fut la tendre amie de toute une génération.

(1) Alsacien comme Fanny, traducteur de Nietzsche, et directeur administratif de la revue Le Centaure.
(2) Le Centaure. Recueil trimestriel de littérature et d'art. Deux numéros, 1896. Magnifique revue inspirée de la revue allemande Pan, où l'on retrouve outre les écrivains déjà cités, Henri de Régnier, André Gide (pour le premier numéro), Paul Valéry (qui n'y signa que de ses initiales), Hérold, et des peintres et illustrateurs comme Charles Léandre, Jacques-Emile Blanche, Anquetin, Dethomas, Felicien Rops et Charles Conder. Léon-Paul Fargue faisait parti du comité de la revue mais n'y donna aucun texte.

Ouvrages consultés :

François Caradec : A la recherche d'Alfred Jarry. Seghers, cahiers insolites N° 2, 1974

J.-P. Goujon : Jean de Tinan. Plon, 1990

mardi 24 juin 2008

LA JEUNESSE : Le Roi Bombance de MARINETTI


C'est en avril 1909 que Le Roi Bombance, de Marinetti, fut joué pour la première fois, les décors étaient de Ronsin, les costumes du peintre Paul Ranson. Ernest La Jeunesse, dans Le Journal, fit le compte-rendu de cette soirée. Quelques mois plus tôt, le 20 février 1909 paraissait dans Le Figaro le Manifeste technique de la littérature futuriste.


Théâtre de l'Oeuvre (Salle Marigny) – Le Roi Bombance, tragédie en quatre actes, de M. F. T. MARINETTI.


Il serait cruel d'épiloguer sur la mésaventure du charmant confrère et galant homme que ses cartes de visite appellent il poeta Marinetti. Après avoir offert dans une revue à lui, à Milan, la plus large hospitalité aux poètes français de ses amis, il est venu demander à Paris ses lettres d'investiture et ses éperons de chevalier, pardon ! de prince lyrique. Il repassera. La stricte vérité nous oblige à dire qu'à la répétition générale, tout au moins, le spectacle fut plus dans la salle que sur la scène, non sans indignation exagérée et enthousiasme hors de saison, avec des cris, des rires, des gloussements qui n'étaient pas dans le programme. Nous avons été rajeunis de treize ans : c'était en rinforzando, la soirée d'Ubu roi. De là à la journée d'Hernani, il y a, je crois, de la marge.
Ce n'est pas que Le Roi Bombance manque de qualité, de verve, d'outrance, de générosité, de farce tragique ; c'en éclate, pour ne pas employer un mot qu'on trouve un peu trop dans la pièce – et cela seul me dispenserait d'en dire plus long. Mais il est des choses qui sont à lire, de temps en temps, et qui ne sont pas bonnes à entendre. Et ce ne sont pas toujours des paroles.
Que puis-je citer, s'il faut des citations ?
-Mes biens-aimés Bourdes, recueillez-vous : le roi va roter !...
-Mes bien-aimés Bourdes, Deo gratias, le roi à roté !
La reine écrit à Bombance « Mon pet bien aimé... »Mais il est tant question de pets que, lorsqu'il y a eu du tumulte, un enthousiaste a traité les protestataires de « Tas de constipés ! ». Je passe sur les « intestins desséchés » et autres gentillesses ; ça ne vaut pas le « Cornegidouille !» du bon et pauvre Alfred Jarry.
C'est du symbole trop clair ou trop bruyant, avec de l'obscurité, des nuages, de l'odeur. En somme, c'est la vieille fable du bon La Fontaine, Les Membres et l'Estomac. Le peuple des Bourdes (sic) détrône son chef, le roi Bombance, chasse toutes les femmes, s'abandonne au cuisiniers Tourte, Syphon et Béchamel, est opprimé par lesdits marmitons, mange le roi, ses ministres et ses maîtres-queux, est obligé de les vomir, - c'est comme j'ai l'honneur de l'écrire, - et les rois, prêtres, ministres, reprennent le pouvoir et la tyrannie jusqu'au moment où Sainte-Pourriture et le vampire Ptio-Karoum s'en viennent faire justice de tout ce joli monde et le rendre au néant d'où jamais il n'eût dû sortir. J'allais oublier un poète qui s'appelle l'Idiot et broche sur le tout, et qui, battu, avalé et rendu comme les autres, broie du noir et de l'azur et vend de l'idéal pour rien.
Les décors variés et éloquents de Ronsin, les costumes fantaisistes et truculents du pauvre Ranson, la vaillance héroïque des acteurs n'ont pas défendu le premier acte de l'indifférence unanime, les autres d'un hourvari sans respect. M. Marinetti aura sa revanche. Au fond, il n'est peut-être pas mécontent : inventeur du futurisme, il compte pour rien le présent. Qu'il se méfie, cependant, de certains blasphèmes inutiles, d'une verve aussi sacrilège que factice et d'un vocabulaire culinaire qui n'a pas d'ailes. J'aime mieux Messer Gaster du divin bonhomme que Le Roi Bombance. Il faut louer, parmi les artistes, M. Garry, poète éthéré et étoilé ; M. Jehan Adès, panse auguste et plus que royale ; M. Henry-Perrin, moine pis que rabelaisien ; M. Maxime Léry, très ardent et très bien disant en marmiton-politicien, et tant d'autres qui piaillent, qui hurlent, qui éructent, qui tuent, qui meurent et qui renaissent à qui mieux mieux.
Tout de même, mon cher Aurélien-François Lugné-Poe, les temps héroïques sont passés !

LA JEUNESSE (Ernest) : Des Soirs, des Gens, des Choses... (1909/1911). Maurice de Brunoff, 1913, 296 pp., couverture illustrée du portrait de l'auteur.

C'est au Journal que parurent les critiques dramatiques reprisent dans ce volume, La Jeunesse y tint cette rubrique à partir du 18 février 1909.

Le Roi Bombance parut en 1905 au Mercure de France.

Ernest La Jeunesse par André Rouveyre


Ernest La Jeunesse sur Livrenblog : Ernest La Jeunesse préface au Forçat honoraire, roman immoral. Ernest La Jeunesse célèbre Fanny Zaessinger. Ernest La Jeunesse par Léon Blum. Bibliographie. Ernest La Jeunesse - Oscar Wilde à Paris. Les "Tu m'as lu !" Ernest La Jeunesse dessinateur 1ère partie. Les "Tu m'as lu !" (suite) Ernest La Jeunesse dessinateur. Ernest La Jeunesse - La Foire aux croutes 1ère partie. Ernest La Jeunesse - La Foire aux croutes suite. L'Omnibus de Corinthe. Jossot. André Ibels. Faut-il lire Ernest La Jeunesse ? Ernest La Jeunesse pastiché par Victor Charbonnel dans La Critique. Ernest La Jeunesse : 22 dessins originaux.

CURNONSKY Souvenirs


CURNONSKY Prince des Gastronomes : Souvenirs littéraires et gastronomiques. Préface du Dr Chauvelot. Albin Michel, 1958.

J'écrivais il y a un peu plus d'un an déjà, un petit compte-rendu des Cahiers d’un mercenaire de lettres de Maurice Ed. Sailland dit Curnonsky, le hasard, l'obstination, la marche à pied et quelques piécettes me permettent aujourd'hui de consacrer ce billet a un autre volume de souvenirs de Curnonsky, Souvenirs littéraires et gastronomiques, paru chez Albin Michel, avec une préface du Dr René Chauvelot, en 1958, deux ans, donc, après la mort de leur auteur. La première partie du volume est consacré aux amis. En voici quelques chapitres : Mon bon maître Alphonse Allais - Franc-Nohain et l'automobile - Paul Verlaine aux Feuillantines (où il reproduit in extenso un article-interview d'André Guilbert-Lasalle qui l'interrogeait pour les Cahiers Paul Verlaine en 1954) - Jules Desbois (le statuaire Tourangeau, un compatriote) - Jean Moréas est l'occasion pour Cur de rappeler le restaurant La Côte d'Or, « découvert » par Papadiamantópoulos qui y attira une génération littéraire, d'Hugue Rebell à Marcel Schwob. Paul-Jean Toulet était de ses agapes à La Côte d'Or, Cur souligne son amitié pour Moréas, les entretiens des deux amis et termine sur une Confidence de Moréas - avec Courteline et le perroquet tourangeau l'anecdote est contenue dans le titre - Pierre Louÿs et l'art épistolaire présente l'intérêt de reproduire des lettres et poèmes de circonstances de l'auteur d'Aphrodite, grand amateur de Chaussettes Pour Dames, l'un des Opus majeur du collabo de Willy, Curnonsky reçu plus de deux cent vingt lettres de Pierre Louÿs, dont il fit don pour partie à la Société des Gens de Lettes, une édition de cette correspondance était prévue par Curnonsky en collaboration avec le Dr Chauvelot, il mourra sans pouvoir réaliser cette édition.
Le chapitre sur Rodolphe Bringer, est là pour que ne meurt pas tout à fait le souvenir du fondateur de la « Société des Imprévoyant de l'Avenir » et auteur de Ces Messieurs de l'apéritif. C'est par l'intermédiaire de Pierre Louÿs que Cur rencontra Debussy, dont il se souvient ici pour nous conter deux anecdotes. Des souvenirs de spectacles émaillent aussi ce volume et notamment sur l'acteur Max Dearly « Lavallière ! Granier ! Brasseur ! Dearly ! Baron ! O soleils disparus derrière l'horizon ! », un chapitre est consacré à Marguerite Moreno.
Parmi les amis, il en est un que Curnonsky ne pouvait oublier, « le parfait écrivain Paul-Jean Toulet », dont il écrit qu' « Il fut, avec Gabriel de Lautrec, Jean de Tinan et Pierre Veber, l'un des hommes les plus spirituels qu'il m'ait été donné de connaître à ce moment là de ma vie ». Une erreur de transmission télégraphique fit que la signature commune de Curnonsky et Toulet, qui devait être « Perdican » devint « Perdiccas », pseudo sous lequel les deux amis firent paraître Le Bréviaire des Courtisanes et Le Métier d'amant. Le duo collabora à part égale à un autre volume, Demi-Veuve, qui ne fut signé que par Curnonsky, Toulet « estimant qu'il n'avait pas eu le temps d'écrire avec assez de soin sa partie. » Toulet et Curnonsky ne partageait pas seulement leur pseudonyme, au 7 rue de Villersexel, ils firent avec Princeteau, « salle à manger commune », louant quatre appartements, l'un d'eux étant consacré aux agapes et réceptions, assez grand pour s'y pavaner, il fut baptisé le « Pavanatoire ». On aurait souhaité un volume entier de souvenirs de Curnonsky sur Toulet, en savoir plus sur leur voyage en Extrème-Orient, leurs maîtresses communes, leurs réceptions au « Pavanatoire », leur voisinage encore, dans un même immeuble de la Place de Laborde, leur travail en commun... Tout cela n'est malheureusement qu'effleuré dans ce volume. Son passage au secrétariat du Duc de Monpensier y est survolé, son amitié avec Forain à peine esquissée, notre Tourangeau se contente de nous délivrer quelques anecdotes et une théorie de bons mots du dessinateur. Ernest Lajeunesse est quasiment inconnu, non pas que nous ne sachions rien de lui, sa rosserie, sa tête à claque, ses « Nuits et ennuis de nos plus notoires contemporains », ont fait l'objet de quelques chroniques toutes répétant les mêmes anecdotes, Curnonsky semble avoir bien connu La Jeunesse, « le plus érudit, sinon toujours le plus clair, des journalistes de son temps », mais ne nous en dit pas beaucoup plus que la légende, ne nous dévoilant ici que le sujet d'une opérette que La Jeunesse rêvait d'écrire et de voir accompagnée d'une musique de Claude Terrasse. Nous ne pouvons que regretter avec l'auteur que son ami n'ait pas laissé de mémoires « car La Jeunesse est un de ceux qui, comme moi, ont écrit beaucoup plus de choses qu'ils n'en ont signées. Et nous en aurions appris de belles (que d'aucuns savent déjà). »
La deuxième partie est consacrée à la gastronomie on y trouve toute même quelques écrivains comme Raoul Ponchon « Un grand poète bachique » et un chapitre sur « Colette à table ». En résumé un volume pour faire le plein d'anecdotes.


A lire : Sur le blog des Editions Cynthia 3000, sous la plume de Gregory Haleux, De Rana-Rouri à Bibendum, ou l’épopublicité un billet sur Marcel Rouff (1887-1936), et son roman Guinoiseau ou le moyen de ne pas parvenir (1926), roman à clefs où l'on retrouve sous pseudonymes, Willy, Henry de Bruchard (1), Paul-Jean Toulet, et... Maurice Sailland qui sert de modèle au héros du roman, Guinoiseau.

(1) Ami de Jean de Tinan et de P.-J. Toulet, fort en gueule et batailleur, ardent dreyfusard qui rejoindra les rangs royalistes, il fera partie de la Ligue de la Patrie Française. Auteur de La Fausse gloire un roman contemporain, d' "études algériennes" La France au soleil, et de Petits mémoires du temps de la Ligue.

vendredi 20 juin 2008

GOURMONT. NIGOND. W. C. MORROW. et les autres



Christian BUAT qui depuis de nombreuses années, grâce à son site internet consacré à Remy de GOURMONT accompagne et participe aux études sur l'ermite de la rue des Saint-Pères, vient de publier SCRIPSI, Bulletin des Amateurs de Remy de Gourmont. Le premier bulletin est consacré au Mont Saint-Michel vu par Remy de Gourmont. On retrouve dans cette élégante brochure des lettres à l'ami Émile Barbé, un passage extrait de Merlette, un autre du Songe d'une femme, un article du Mercure de France et un autre de la Dépêche de Toulouse.
Le prix du Bulletin, d'apparition irrégulière, est de 7 euros net, franco de port. Le montant de l'abonnement pour trois numéros est de 15 euros.

Numéros prévus : Remy de Gourmont, Jean de Gourmont et Charles-Théophile Féret ; Jambons, Fourmis et 'pataphysique.

Pour toute commande, envoyer un courriel à : siteremydegourmont@orange.fr.



J'aime chaque année me rendre au Marché de la poésie, on y trouve de nombreux éditeurs indépendants et pas seulement de la poésie. Cette année les stands, communs, des éditions FINITUDE et L'ARBRE VENGEUR ont particulièrement attiré mon attention, une simple liste de quelques noms et titres trouvés dans leurs catalogues doivent nécessairement mettre l'eau à la bouche des fins liseurs nous lisant.


FINITUDE :

André GILL (Comtesse de Rottenville) : L’art de se conduire dans la société des pauvres bougres
Georges DARIEN : Florentine
André VERS : Martel en tête
Henry David THOREAU : Je suis simplement ce que je suis
Italo SVEVO : Conférence sur James Joyce. Ulysse est né à Trieste
William Chambers MORROW : Dans la pièce du fond
Pierre LOUŸS : La fausse Esther


L'ARBRE VENGEUR :


Arsène HOUSSAYE : Du danger de vivre en artiste quand on n'est que millionnaire
Pierre LOUYS : Une volupté nouvelle et autres contes
Marc STEPHANE : Un drame affreux chez les "tranquilles"
Marc STEPHANE : La cité des fous
Arthur-Joseph de GOBINEAU : Le mouchoir rouge
Octave MIRBEAU : Les mémoires de mon ami
Régis MESSAC : Quinzinzinzili
Léon BLOY : Histoires désobligeantes
Gabriele D'ANNUNZIO : La Léda sans cygne
Jean RICHEPIN : Les morts bizarres
Jules RENARD : Le mauvais livre
Remy de GOURMONT : Une nuit au Luxembourg


Comme il faudrait tout citer, le mieux est de faire un tour sur leurs sites respectifs : FINITUDE - L'ARBRE VENGEUR


Non contente de publier la belle revue LE VISAGE VERT les éditions ZULMA ont aussi à leur catalogue, ces quelques perles vues sur leurs tables :


Joseph Sheridan LE FANU : Carmilla
Sax ROHMER : Le Mystérieux Docteur Fu Manchu
Pierre ALBERT-BIROT : Mon ami Kronos

Le Marché de la Poésie se tient du jeudi 19 juin au dimanche 22 juin place Saint-Sulpice Paris 6e.



jeudi 19 juin 2008

La Brasserie : Léon Bloy par Catulle Mendès



La Brasserie que décrit Catulle Mendès dans sa Première Maîtresse, est un résumé de toute les brasseries, cafés et cabarets littéraires de cette époque, y fréquentent poètes et écrivains n'ayant connu ni « fortune », ni « gloire ». Mendès y voit un repaire d'impuissants et d'envieux, de ratés, dont les vociférations sont tout de même entendu là-haut, dans les sphères de la littérature arrivée, la Brasserie « fait peur », n'étant « pas sans lien avec les journaux distributeurs de renommées ». J'ai choisi un passage où Mendès présente la face sombre de la Brasserie en la personne de Jean Morvieux, personnage dans lequel il n'est pas difficile de reconnaître Léon Bloy. Le portrait est violent, injurieux, c'est un règlement de compte, en effet, Bloy l'année précédente, avait dans son roman Le Désespéré, traçait un portrait très peu flatteur de l'auteur de la Légende du Parnasse Contemporain sous le masque de Properce Beauvivier [I]. Le personnage de Jean Morvieux sera repris par Mendès dans La Maison de la vieille, roman à clefs sur le salon de Nina de Villard, puis dans sa pièce sur Albert Glatigny, lui-même déjà présent dans la Première maîtresse, sous les traits de Straparole, face lumineuse de la Brasserie, poète-comédien, archétype du bohème sympathique, joyeux, bon camarade, fier de sa pauvreté, vivant de l'air du temps et se grisant de vers [II].
Je reviendrais prochainement sur Mendès, dont quelques romans méritent une lecture attentive. Place maintenant à l'entreprise de démolition.



Autour d'eux, dans le local profond, pareil à un corridor un peu large, où s'allongeaient sous un plafond bas, deux rangées de tables de marbre blanc, fumait, buvait, grouillait, braillait un tumulte d'homme et de femmes. Dix heures du soir. La Brasserie était pleine. Cette Brasserie, c'était, alors, comme l'illustre tapis-franc de la littérature ; des étrangers la visitaient, par curiosité ; on en parlait dans les guides de voyageurs. D'autres brasseries avaient des noms : il y avait la brasserie des Fleurs, où hantaient les modèles ; la brasserie des Martyrs, qui s'ouvrait sur deux rues, énorme, divisée en plusieurs salles, chaque salle recevant une clientèle spéciale , gens de lettres et artistes, commerçants du quartier usant la soirée en parties de dominos, plus près de la rue des souteneurs assis contre les vitres et guettant les allées et les venues des filles sur les trottoirs dans la nuit traversée de gaz ; la brasserie Pigalle, petite, intime, non sans aristocratie, un peu académique, réservée aux peintres déjà décorés que des souvenirs de bohème retenaient ou ramenaient dans le quartier des joyeuses misères. Mais, elle, c'était la Brasserie ! Sans autre dénomination. Les bohèmes qui allaient ailleurs venaient ici, quelquefois, parce qu'il fallait y aller ! Et ceux qui avaient pris l'habitude d'y venir, n'allaient jamais ailleurs. Elle était un centre, un lieu de camaraderies, de haines aussi, groupement plus solide ; quelque chose comme une patrie. A quelques-uns de ses hôtes, Parisiens acharnés, la semelle collée au pavé de la ville, quitter Paris eût paru possible, s'il n'eût fallu en même temps renoncer à la Brasserie. Le matin, c'était au café, comme les autres, propre, froid, clair, paisible, où l'on déjeunait. Mais, le soir, elle prenait, avec sa cohue hargneuse, avec son brouhaha de cris et de paroles, un air malpropre et brutal, hostile, furieux, mystérieux aussi, presque effrayant ; quelqu'un qui, par hasard, ayant soif, aurait poussé la porte, se serait arrêté, se serait enfui peut-être ; on osait être là que si on y était chez soi.
La Brasserie était redoutée, et redoutable ; elle était, sous les succès, sous les gloires, sous tous les dessus splendides de la vie littéraire, la colère des vaincus, le mauvais rire des envieux. On ne s'y montrait plus, dès qu'on avait conquis la fortune ou la renommée, non point parce qu'on ne s'y voulait plus faire voir, mais parce qu'on y eût été mal vu. On en sortait comme des galères ; ceux qui restent au bagne, regarderaient d'un mauvais oeil les anciens forçats qui s'aviseraient d'y revenir en visiteurs. Mais toutes les victimes de la paresse ou du guignon, tous les impuissants et tous les forts réduits à l'impuissance se groupaient là. Et il s'y réjouissaient cruellement. La Brasserie prenait contre les insultants triomphes toute la revanche qu'on en peut prendre par le dénigrement et la parodie. Elle bafouait, calomniait, démolissait. Et ce qu'il y avait d'épouvantable c'est que, la plupart des réputations étant, en réalité, illégitimes, elle avait souvent raison, l'envieuse ! Puis, qui savait, qui pouvait dire si ces rapins sans ateliers, ces journalistes sans journaux, ces poètes sans éditeurs, ces dramaturges sans théâtre, tous ces sans-le-sous que la misère ou la chance mauvaise maintenait en l'impossibilité de se produire, ne valaient pas les heureux du succès et de la réputation ? Plusieurs sortis de la Brasserie, sont illustres ; peut-être n'étaient-ils pas seuls, parmi les leurs, à mériter cette évasion glorieuse ? Le ricanement de la Brasserie avait peut-être pour excuse l'injustice du sort.
Mauvais, ces hommes ? Non, malheureux. Mais, excusable ou non, cette gaieté était terrible. La Brasserie n'approuvait rien, n'admirait rien; ou elle inventait des gloires, qui restaient ignorées, pour diminuer les gloires reconnues. Elle exaltait pour humilier, affirmait pour nier. Et sa besogne lointaine, comme souterraine, ne demeurait pas sans effets parce que la Brasserie avait la haine tenace et le dénigrement entêté, parce qu'elle mettait à mordre l'acharnement d'un chien qui ronge un os, parce que, en bas, elle parlait haut. En outre, dédaignée et méprisée en apparence, elle n'était pas sans lien avec les journaux distributeurs de renommée. Une critique proférée là, cent fois répétée, sortait de la Brasserie, montait, se répandait, pouvait devenir l'opinion publique ; une injure, bavée entre deux bocks, allait frapper en plein front la plus haute gloire, comme le crachat en l'air d'un voyou souille la face d'un homme au balcon. Les plus admirés, attentifs à cette espèce de basse sainte-wéhme de la littérature, avaient peur de la Brasserie. A la Brasserie, il y avait Jean Morvieux.
Cet homme faisait penser à un égout, qui aurait de la haine. Toutes les médisances, toutes les calomnies, toutes les laides histoires, vraies ou fausses, dont la rage des humbles affronte les célèbres et les puissants, il les recevait, les absorbait comme un trou s'emplit, et les dégorgeait, plus immondes, avec l'éloquence d'un débordement de fanges ; et il montrait, quand il parlait, son cou se gonflant comme d'une remontée d'aliments et devin, la face extasiée d'un ivrogne qui aimerait son vomissement.
Ce qu'il faisait dans la vie, à quarante ans déjà, ce qu'il avait rêvé, ce qu'il espérait, - s'il espérait encore, - peu de gens le savaient ; il donnait parfois à entendre qu'il entassait, dans des tiroirs, des drames, des romans; mais il se souciait peu de les offrir à la curiosité de l'universelle bêtise. Ses enthousiastes, - il en avait, - affirmaient que Jean Morvieux, le voulant, aurait étonné le monde par des chefs-d'oeuvre absolument nouveaux, et que près de lui les plus grands homme auraient ressemblé, s'il avait daigné se dresser , à des nains qui grouillent entre les jambes d'un géant. Quelquefois, en effet, s'échappaient, du tumulte de son insolente et virulente parole, parmi les haineuses ordures, des emportements vers on ne sait quel sombre et farouche idéal. Ce démolisseur, après avoir fait des ruines, les escaladait et planait au-dessus. Vil et magnifique, immonde et rayonnant, ignoble et glorieux, la bouche pleine de fiel, les yeux pleins de flamme, sifflant et tonitruant, il offrait cette absurde et grandiose antithèse d'un serpent qui rugirait ! Qui aurait pu dire de quels rêves il était descendu dans les réalités de la colère et de l'envie ? Il était peut-être de ceux qui se crurent nés pour devenir les despotes des esprits de tout un siècle, et à qui n'est resté, de leur emphatique ambition déçue, que l'orgueil de mépriser ceux qu'ils n'ont pu asservir. Soldats qui ont crié : « Je serai empereur! » et, déçus jusqu'au goujat, narguent les généraux. Il connaissait peut-être ce poète non prouvé, les inconcevables affres du cerveau vide à l'heure du travail, les insultants reproches, sous la plume qui n'écrit pas, du papier qui reste blanc. Impuissance, paresse, ou déperdition de l'esprit dans la vaine éloquence, cette réalisation trop facile et trop prompte de la pensée, n'importe ! Il était possible qu'il eût cent fois, fou de rage, ensanglanté de ses ongles les tempes de sa stérile tête, comme une femme maudirait et déchirerait son vil ventre infécond qui rêva des races ! Et il parlait encore, toujours, parce qu'il ne pouvait pas écrire ; et il raillait épouvantablement, comme Satan satisfait dans le rire sa rancune de ne pouvoir créer. Or cette raillerie avait de la bave et des crocs, souillait et lacérait. Un être pareil à un chien enragé secouant sa chaine dans sa niche, tel était Jean Morvieux, dans le coin le plus profond de la Brasserie. Sa bouche ouverte ressemblait à une gueule armée, qui de l'ombre d'un trou, menace éternellement. De toutes les hauteurs, on entendait ses hurlements ! On ne pouvait s'empêcher de savoir qu'il y avait, très bas, très bas, plus bas encore, une hydre dont la seule tête suffisait à l'empestement de tout l'air.
Quant à sa vie, honteuse, il l'étalait avec le cynisme d'un ladre qui montre sa lèpre. Comme s'il y eût aimé le mépris, même quand, le méprisé, c'était lui. On aurait dit qu'il voulait rendre vraisemblable, par son ignominie, l'ignominie des autres. Son exemple prouvait ses calomnies. Qui aurait osé douter, dans la Brasserie obéissante, des infamies, dont il éclaboussait avec un retentissement de foudre, en levant son bock, les plus purs et les plus illustres, lorsque lui-même, Jean Morvieux, était infâme ? Il l'était véritablement. Il avait cette fille, Caroline, vieille, obèse, suante, emplissant de sa chair molle les loques flasques d'un corsage toujours mal agrafé. Avec son air de somnambule de foire, qui longtemps, aurait été, derrière quelque caserne, la matrone d'un mauvais lieu, elle rôdait, vraiment, les soirs, - tandis qu'il pérorait et prédiquait , lui, à la Brasserie, - sur les boulevards extérieurs, dans les ruelles de Montmartre, s'offrant à qui passe, hideuse mais prometteuse, usant de sa laideur pour faire espérer des complaisances, et connaissant des bornes de portes cochères, où l'on épargne, sans diminution du salaire, la mise de fonds d'une chambre dans quelque hôtel meublé. Et quand elle rejoignait Morvieux, rouge, grasse, énorme, lourde, sans chapeau ni bonnet, sentant le vin des ivrognes qui rôdent, elle faisait sonner, pour le réjouir, dans la poche de sa jupe toujours prête à tomber, des remuements de gros sous ; car on ne la payait pas en monnaie blanche. Alors, il riait, en l'orgueil de sa honte, et sûr des bocks. Sa verve devenait furieuse et triomphale. Il se levait, secouait ses cheveux, frappait la table du poing, abondait en improvisations haineuses, qui vavait l'air de prendre à la gorge les renommées, les puissances, et de les secouer. Il criait : « La gloire est une catin, comme Caroline ! Seule différence ; elle coûte plus cher. » Ou bien : « L'autre jour j'ai vu un homme glisser dans un égout ; c'était un ministre qui rentrait chez lui. » Ou bien ; « Je prend le Sénat dans ma main droite, l'Académie dans ma main gauche, je les frotte l'un contre l'autre : ça ne prend pas feu, parce que c'est de la bouillie, mais ils font, à eux deux, les deux fesses d'une même diarrhée ! » D'ailleurs, toujours littéraire, soignait ses phrases, comme en l'appréhension de quelque sténographe. Ce souteneur parodiait Juvénal. Et il riait d'un rire béant, trop lippu, qui montrait des dents sales. Il était horrible, il était joyeux. Il s'enorgueillissait de sa maîtresse, qui était une rouleuse ; comme de ce nom, Jean Morvieux, qui n'était pas son nom, qu'il avait choisi ; comme de sa face large et jaune, aux bajoues pendantes, aux lèvres bouffies, presque sans nez sous le renflement d'un front colossal, de sa face de mascaron que hérissaient de crins rouges, pareils à une brutale auréole, des cheveux courts et drus autour d'un crâne chauve. Son nom le révélait, sa face l'avouait ! Il était ignoble et formidable. Ce buveur de bière eût été moins à craindre s'il eût été buveur de sang. Si lointain qu'il fût, il effrayait. Et après les triomphales faciles, dans les succès d'un jour, que célèbre l'enthousiasme des toasts, à ces banquets politiques ou littéraires où l'Illustre de la journée a un instant le droit de se croire l'égal des véritables héros ou des vrais génies, c'était toujours l'inquiétude secrète des convives, fiers de la gloire qu'ils donnent, de voir sourdre on ne sait d'où, comme Banquo dans le fauteuil, Jean Morvieux levant, pour trinquer avec les coupes de champagne, le ricanement mousseux de sa chope.

Mendès (Catulle) : La Première maîtresse. G. Charpentier et Cie, 1887.


[1] Exemples des amabalités dont Bloy pouvait qualifier ses ennemis « Properce Beauvivier est juif de naissance et se nomme Abraham, Abraham-Properce-Beauvivier. Juif cosmopolite, d'origine portugaise [....] Beauvivier est l'auteur d'un nombre infini de livres de diverses sortes, mosaïques perverse et compliquée, où transparaît sans relâche l'intime obsession de déshonorer et de salir [...]» - « Leverdier résolut de voir, le jour même, Properce Beauvivier, le poète-romancier sadique, devenu depuis peu, directeur et rédacteur en chef du Pilate. Il le connaissait à peine, mais il voulait, autant que possible, pénétrer son jeu et préparer, avec un extrême soin, la négociation, - Marchenoir ayant plusieurs fois exprimé très haut son mépris pour ce marécagier superbe, lequel devait avoir un fier besoin de pimenter son limon pour s'être déterminé à faire des avances à ce cormoran. Il était à craindre, aussi, qu'on ne tendît l'échelle au désespéré que pour l'induire à se rompre définitivement la barre du cou sur quelque échelon pourri. Sans doute, il eût été fort imprudent de chercher à pressentir cet infâme juif sur la vitale question d'argent. Ses pratiques, à cet égard, devaient ressembler à celles de son prédécesseur [...] » - « la trahison est son unique arrière-pensée, sa préoccupation constante. Judas s'est contenté de livrer son Maître, Properce aurait entrepris de le souiller préalablement. Son âme est une condensation de fumée terne et fétide, aussi capable de cacher l'abîme de ténèbres d'où elle est sortie que d'offusquer les gouffres de lumière vers lesquels elle ne permet pas qu'on s'élance. [...] »


Léon Bloy par J.-H. Rosny, sur Livrenblog : Léon Bloy « catholique à la grosse tête » par J.-H. Rosny, "Catholique à la grosse tête" suite.

Catulle Mendès par Camara



mardi 17 juin 2008

Arnold Boecklin par Mécislas Golberg


Arnold Bœcklin par Mecislas Golberg La Plume, 1901.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la pensée humaine a atténué les exagérations et les violences de la première époque romantique.
Les philosophes et les artistes ont créé une légende nouvelle de l'énergie.
Ils ont spiritualisé la force, ils ont rendu la science plus aimable et ont donné à la vigueur une attitude pleine de sagesse.
Parmi les ouvriers de cette nouvelle forme de la pensée, A. Bœcklin occupe une des premières places. Dans une étude spéciales je parle de la technique du peintre, de son âme picturale. Aujourd'hui je me limiterai à l'analyse de ce qu'on appelle idée générale de son oeuvre.
Bœcklin a vu les derniers vestiges du romantisme. Il a assisté aux sanglants drames sociaux de 1848 qui on fait crouler tant de rêves. L'exaltation de la force ne pouvait plus lui suffire. Le geste violent et la couleur trop éclatante exaspéraient son esprit que la vie a froissé. Les ombres romantiques gênaient déjà cette âme prête à la sagesse.
La sagesse ! Les uns la voient dans l'oubli et le calme. D'autres la trouvent dans la solitude. D'autres encore croient la tenir en exaltant leurs troubles et leur épouvante. Bœcklin a procédé autrement.
L'art et la pensée de son temps qui ont glorifié trop l'énergie brute l'angoissaient. Les bonnes âmes se sont détournées du spectacle de la rue et sont allées dans le passé chercher des indications. On a voulu comme autrefois avoir la bonne gaieté, le rire franc, et l'amitié des dieux.
Les philologues – ces ascètes modernes – sont partis pour explorer Rome et l'Hellade. Ils voulaient aimer de nouveau les bosquets sacrés et les nymphes des bois.
La brutalité de la force naturelle ne suffisait pas. On avait faim des nourritures spirituelles et on craignait le banal idéalisme, vieillot et usé.
Or la Grèce avec ses mythes, avec ses dieux peu terrifiants, si humains, reposait des violences de l'énergie barbare qu'exagérait la volonté chrétienne.
Bœcklin aussi se tourna vers la terre attique. Les satyres, les nymphes, les boucs divins – ces exagérations de la vigueur humaine – l'on tenté.
En Italie il a connu le ciel et le sourire. Il a rêvé Bacchus et ses ébats, les rires des Silènes, les troublantes grâces des Sirènes.
Avec les couleurs éclatantes, blessantes parfois – avec la gaucherie d'amoureux il a peint les paysages et leurs dieux. Cependant le sang du vigoureux Suisse était parfois blessé par les aimables ébats.
Et alors il éclatait en imprécations. Sa couleur s'exaltait. Le blanc et le bleu et le rouge enveloppaient ses visions. Le ciel redevenait hérissé de menaces. La désolation soufflait à travers les arbres, la désolation et l'épouvante de l'énergie qui se sent vigoureuse et qui ne peut encore trouver le geste sobre qui convient à toute force réelle.
Il fait dans ces instants l'Incendie du Bourg, le Prométhée ; il peint la souffrance si profonde de la légende chrétienne. Il use sa palette pour faire sortir la douleur de l'esprit, la sombre douleur de l'âme que l'immortalité blesse ou bien il jette sur la toile le Chevalier de la mort, l'aventurier qui chevauche parmi les squelettes et la terreur des solitudes.
Mais parfois il s'attendrit ! La sagesse antique, la pensive légende l'attire.
Il revient plus calme. Il peint le Printemps, la gaieté du soleil, l'humaine mélancolie de l'automne, cette merveilleuse Villa au bord de la mer où la nature est si sévère et où les cyprès parmi lesquels une femme en deuil pense sont secoué par le vent marin.
Et alors la couleur s'adoucit : les tons gris paraissent, le ciel brun, la mer est glauque...
C'est le rêve du coeur humain que ne charme même plus quelque nymphe ou le Pan !
Son génie puissant cherche encore sa forme. Il s'épuise dans les lamentations. Il n'a pas peur de la solitude. Il connait déjà la sublime terreur !
Parmi les hommes il essaie de retrouver l'âme de son art.
Il fait des portraits. Il étudie l'homme. Cependant bientôt il l'abandonne. La chair humaine, la figure n'appartiennent pas à son pinceau. En effet, son art a des principes moraux encore. Il a des troubles qui empêchent de créer un portrait, de faire surgir la beauté par le seul procédé de l'art. Les figures ont des contours merveilleux, des expressions intéressantes mais manquent de précision.
Il n'a pas construit son type humain. L'homme de Bœcklin paraît seulement comme partie du paysage ou bien comme une ombre lointaine, comme une attitude.
Il n'a pas pu non plus créer son type de femme. Même sa Viola ne peut être considéré comme document humain qu'au point de vue de la psychologie du peintre.
Comme tous les créateurs du XIXe siècle il était préoccupé par l'expression, par l'âme morale. Il peignait avec sa colère, avec sa mélancolie. Or ces sentiments empêchent de faire surgir la statue humaine. Car, au fond, cet art si simple du portrait demande une grande possession des procédés qu'on emploie, une sérénité d'esprit que rien ne trouble : elle demande aussi le règne de la Raison.
Bœcklin peignait le caractère, il cherchait l'émotion et l'expression. Fatalement l'homme nu lui échappait. Malgré lui, il s'arrêtait devant un geste, devant un trait, au détriment de l'harmonie d'ensemble.
Il ne pouvait pas encore avoir la sagesse attique. Son âme était à peine thessalienne. Mais une fois cette restriction faite, si cela en est une, quelle belle légende de l'énergie humaine nous a légué Bœcklin !
Devant le sphinx humain, l'artiste restait troublé. Mais aussitôt que son regard s'attachait aux coteaux verdoyants, aux ruines de Pompéï, à la Campagne romaine, au pays sévère d'Ombrie, il retrouvait des accents justes et des couleurs merveilleuses pour rendre la rêverie de l'homme au milieu des paysages sacrés, la douceur mélancolique devant la durée et l'immortelle vie.
Il fallut cependant beaucoup souffrir, brûler dans la poix, être égaré et fléchi par son art pour arriver à cette douceur qui est déjà presque au seuil de la sagesse.
Cette époque non plus seulement d'épouvante morale mais d'épouvante picturale se manifeste dans ses tableaux que ses admirateurs appellent tableaux que ses admirateurs appellent tableaux de la période bleue.
Les sujets de luttes morales : Bœcklin et la Mort, Pièta, les paysages de tempête sont noyés dans la couleur bleue, d'un bleu aux éclats gris, violacés. Dans ces oeuvres l'esprit semble subir, dans un effort suprême, l'assaut de la passion contre l'art.
En effet cette période bleue, c'est la période où le génie du peintre est emporté par le génie de l'homme. Il est fasciné par les violences de son sang et en larges traits il étale le bleu de terreur, le bleu des visions fatales, des grandes désolations... Mais l'artiste finit par se dominer... Après cet éclat terrible, il revient calmé vers la prairie, les fleurs, les souvenirs et surtout vers la mer, l'immense mer.
Il peint les âges humains, un parvis de fleurs où jouent les enfants, où les adolescents s'aiment et les vieux rêvent. La prairie n'a déjà rien d'apocalyptique. Elle s'offre à ceux qui l'aimeront en apportant son manteau fleuri et sa musique des sources ; il fait aussi des fêtes des vins, pleines de gaieté robuste, de gros rire... Mais ce qui le hante après les terreurs, ce sont les vagues de la mer, les brises, les douces visions des rochers : les naïades, les dauphins, les gros dieux de l'Océan qui rient, jouent et prennent leurs ébats dans l'onde vide.
Son tableau Dans le jeu des vagues est vigoureux. La couleur est limpide, les gestes sont gracieux et tout chante la beauté de la vie infinie, de la vie impersonnelle.
Ses marines qui sont encore analytiques, où la couleur est dominée par la composition, apportent un élément nouveau à son art : les nuances des couleurs, les nuances des reflets. Il apprend à peindre ce qui est diaphane, semi-matériel, liquide et si gracieux. Il se retrempe dans ses visions antiques, en compagnie des dieux qu'il a aimés hier et qu'il a abandonnés pour la peinture dramatique.
Il revient donc vers la légende ! Mais ce n'est plus seulement les pans et les nymphes qu'il peint. Il a plus de ressources. Il a vécu plus profondément. Il a appris à décomposer sa couleur, à la simplifier. Avec un peu, il reconstruit sa vision. En plus, il a besoin du sentiment de vigueur et de durée dans un milieu sain, ultra-humain, parmi les rochers, les tempêtes, les épouvantes où malgré tout demeure la vie de l'onde.
Dans les peintures première manière, il analysait ses sentiments et cherchait sa peinture. Dans son époque dramatique, il a subi ses sentiments et les a exprimés par la couleur simplifiée, maniérée, mais qui parlait à sa raison troublée.
Dans les marines, il domine déjà la légende. Il sait l'employer à son gré et transporte ses dieux dans les espaces pleins de mouvement où il faut avec peu créer beaucoup.
Tout en faisant ses naïades, tout en animant la mer glauque, de plus en plus il affine sa couleur et prête son oreille attentive au silence.
Cela se passe déjà à Fiésole, près de Florence où Bœcklin habite. Les turbulences même de la mer lui semblent trop faciles. Le peintre a appris déjà la sagesse. Il dit un jour à la dame qui lui demande de peindre un incident quelconque : Ceci ne peut être peint. Et dans l'album de la dame il inscrit quelques vers.
Les grands espaces lui ont appris la loi de la lumière. Les retraites silencieuses du paysage toscan lui apprendrons la loi des nuances grises.
Il n'a plus besoin de décomposer sa vision picturale. Il ne fait plus la superposition du violet, du rouge, du blanc de son Odusseus et Calypso. Mais il peint le Silence dans la forêt, le Bosquet sacré, l'Ile de la mort.
La pensive mélancolie préside maintenant à son art. Les ombres et les lumières se sont fonfues ; tout est diaphane – la lumière n'a pas l'éclat insolent et l'ombre ne souffle pas l'épouvante. Les troncs d'arbres n'ont plus l'écorce d'un brun violent. La verdure est devenue plus pudique. Le tableau a un ensemble – un ton qui ne permet d'analyser rien de particulier et qui oblige à l'admiration où se mêlent la tendresse, la mélancolie, le sentiment de quelque bonté ineffable, de la vie douce, malgré tout, douce à cause du sage qui a su l'aimer et l'exprimer.
Aucun tableau ne m'a donné ce sentiment de sainteté, de silencieuse douceur, de respect, enfin de je ne sais quoi, que j'ai éprouvé devant son Bosquet sacré.
Les quelques fleurs éparses, les arbres, la blancheur éclatante des airs et puis ce cortège des prétresses de la flamme qui vont s'agenouiller devant l'autel où brûle le feu bienfaisant, celui que domine la pensive et bienfaisante Vesta. Que nous sommes loin de la terreur de Prométhée !
Le voici, le feu ! Il se lève de l'autel que cache le feuillage... mais il ne détruira rien... Aucun dieu, aucun héros n'auront plus besoin de souffrir pour sa gloire... La vision dramatique a disparu. Bœcklin après avoir vécu la fureur eschylienne, s'approche vers la sagesse de Sophocle ; déjà la raison mène son art.
On ne peut plus établir les sentiments faciles que sa peinture pourrait inspirer. Elle ne suggère plus des idées, elle n'invite plus à l'imitation. Elle est devenue l'expression pure d'une haute énergie qui se domine et qui l'offre sans brutalité à ceux qui voudraient s'aimer.
Voici la grande différence entre les quatre phases de Bœcklin ! La première – celle de la légende – c'est la réaction contre la brutale énergie, contre les procédés trop primitifs des romantiques. La seconde, c'est l'analyse troublante d'un esprit cultivé qui s'égare, puisqu'il a voulu bien comprendre et bien créer.
L'époque des marines, c'est déjà le règne de l'esprit, mais de l'esprit adolescent qui a besoin des nuances, des couleurs vives et des gestes pour rendre une impression.
Dans la quatrième phase, c'est déjà la vision d'ensemble, la symphonie de la couleur, la belle architecture du tableau qui s'est débarrassé de l'âme gothique et barbare.
Glanons dans les comparaisons, parfois elles expliquent !
Le temple gothique avait besoin pour se soutenir de ces immenses piliers qui l'enveloppaient comme des bras, qui le soutenaient...
Mais l'église de Pise se lève légère ! C'est en elle-même qu'elle puise sa force, sa grâce, sa résistance. Je pourrais parler encore des statues du Vie siècle grec en face de celle du Ve, des draperies dures, compliquées, des mouvements dramatisés, devant la simplicité pensive de Demeter et Coré, d'un combat, des funérailles de quelques frises du Parthénon.
Le progrès de l'art c'est cette concentration du mouvement, la simplification apparente et la domination ni de la forme. La composition trouble l'âme primitive. Le geste expressif attire l'artiste qui tâtonne. Le mouvement dramatique a un charme mystérieux pour une âme qui naît. Mais quand l'esprit domine déjà la matière, quand il pénêtre avec science les événements de la vie, il ne cherche plus la composition complexe, il n'a plus besoin de dramatiser pour exprimer son émotion et créer une oeuvre d'art. La carrière artistique de Bœcklin est d'un grand enseignement pour établir cette loi de création.
Il devient plus humain à la fois, plus peintre et... plus philosophe, au moment où il peint son Bosquet ou son Ile des morts.
Dans l'Ile des morts comme dans le Bosquet sacré, le sujet est simple. Dans le second c'était la mélancolie et la tendre adoration du feu ; dans le premier... c'est la mélancolie et la pensée d'adoration de ce qui s'en va en dépouille.
La mer bleu vert dort. Une barque glisse silencieuse. Elle porte un cercueil qui s'approche vers le rocher où il va reposer. Seuls les cyprès semblent se plaindre !
Le ciel où traînent les nues menace... Mais même cette menace ne peut troubler la solennité du repos. Et alentour rien ne gêne l'oeil. Tout est diaphane, clair. Les ombres sont aimables. La vague caresse la pierre. Les fleurs couronnent le cercueil. La mort n'a rien de tragique. Piéta qui pleurait Jésus a eu des inquiétudes inutiles !
Cependant Bœcklin, dans cette nouvelle forme de son art, n'a pas atteint encore sa perfection.
Certes l'esprit est déjà presque à sa limite. Il domine ce qui passe. Il simplifie l'expression. Il se confond avec la vie, en apportant sa substance ordonnatrice. Mais il y a encore des choses inutiles pour la sagesse... pour la beauté pure.
Dans l'Ile des morts et le Bosquet sacré, ce qui domine encore c'est l'expression ! L'âme est devenue plus sage. La peinture est devenue sobre. Mais pourquoi ces évocations ?... L'esprit qui se domine et qui se fait amical dans l'univers, crée la grande joie sans même apporter sa rêverie mélancolique.
Plus l'artiste possède sa forme, plus il dépersonnalise ses sentiments.
Qu'importe le sujet pour celui qui possède les mystères de son esprit ! Que lui importe une figure, un paysage, une suggestion.
Le grand art – celui qui atteint les cimes après lesquelles il ne reste que la peur, la faiblesse ou la désolation – se contente de peu.
Le geste d'un enfant, un site, un arbre, une fleur lui suffisent pour se reconstruire et s'exprimer. Il saura dans tout trouver la substance impérissable de la vie – l'ordre qui domine ce qui passe, la raison pure enfin – celle qu'évoque Platon.
Or Bœckiln est parvenu, même à cet art de silence, de grâce, et de profondeur simple. Et chose étonnante, parmi les trois Allemands : Wagner, Nietzsche et Bœchlin, il était le seul qui a su y arriver.
En effet, Wagner tragique et languissant, guerrier spirituel, le musicien du rêve, a voulu à son tour s'attendrir et être simple. Il a fait Tristan et Iseult. Mais ce sont des enfants d'hier. Ils ont encore la langueur pâle et les effrois.
Nietzsche qui cherchait dans sa coléreuse passion de comprendre l'éclair sublime qui donne la grâce et la vision complète, fut obligé de renier Wagner et d'exalter Bizet.
Il l'a fait moins pour son amour pour Bizet que pour le sentiment net que l'art de Wagner n'était pas l'art de la raison, lart des âmes.
Et lui-même s'évertue de rire et de danser, d'être l'enfant gai – l'enfant gai et tragique.
Mais il n'est pas parvenu à la sagesse, son héros souffre et saigne. Il maudit et il n'a pas le geste sobre des dieux. Il est resté, jusqu'au bout, l'évocateur des chants dionysiaques contre la parole grave d'Apollon.
Seul Bœcklin qui a commencé comme eux est arrivé à la raison. En effet, dans son tableau Peinture et poésie, tout drame, même de mélancolie, a disparu. Il ne reste qu'un peintre qui avec les moyens de son art fait surgir des gestes et de merveilleuses légendes. Il n'y a plus ni tristesse, ni sanglot, ni résignation dans ce tableau. Il n'y a que l'expression de la beauté manifestée par un mouvement très simple, mais où on voit se refléter tous les cieux de la raison. Deux femmes drapées sobrement appuyées contre une fontaine, expriment le sujet ! Un ciel bienveillant fait le fond du tableau.
C'est tout ! Mais celui qui a pris l'habitude de manier diverses méthodes, quelqu'un qui a beaucoup vécu et beaucoup compris – un vieillard dont l'oeil terne regarde le ciel bleu et songe sauront aimer cette magnifique évocation.
Le sage aussi s'arrêtera pour murmurer quelque pensée naïve, pour se reposer et se reconnaître.
Car dans ce tableau tout se tient, rien ne parle par suggestion ou par idée morale ; la technique picturale et le dessin suffisent pour évoquer toutes les considérations et toutes les extases.
Après cette forme d'art, Bœcklin ne pouvait plus que se répéter et se rapetisser. Aussi plusieurs années avant sa mort, il cessa de peindre. Il se contenta de contempler au milieu de ses petits-enfants les beaux couchants du soleil de Fiésole !
Ainsi Bœcklin a non seulement exprimé dans son oeuvre la philosophie et les tendances de son époque ; son oeuvre n'est pas seulement une indication morale de son temps, mais aussi l'expression d'un art complet, l'indication pour demain.
Les imitateurs l'ont beaucoup méconnu. Ils ont pris, dans ce géant, son coté facile, suggestif : marines et légendes.
En croyant le continuer, ils ont créer l'art mièvre et doux ou l'art d'épouvante.
Mais aucun d'eux n'a jamais osé continuer les deux dernières époques fleurissantes de l'art de Bœcklin, les époques de sagesse, de maîtrise complète qu'on peut subir, mais qu'on ne peut imiter. Car l'imitation ne s'attaque qu'aux oeuvres analytiques et insuffisantes.
Aux cimes l'égalité règne, on ne peut rien reprendre dans une oeuvre complète.
Cependant aujourd'hui nous pouvons dire qu'en dehors de ce que les disciples de Bœcklin ont admiré, il reste une part pour l'enseignement de demain au point de vue de la philosophie de l'art et de sa technique.
C'est pourquoi en Allemagne Bœcklin représente l'âme la plus complète de la pensée créatrice de la seconde moitié du XIXe siècle.
Mécislas Golberg.

Pensées d'Arnold Bœcklin

Le peintre voit et vit avec les yeux. Il y a en lui quelque chose qui se combine à la forme et à la couleur, anime sa vision et devient par cela quelque chose de précis.
Richesses ! Il n'y a qu'un art, cependant il y a autant d'individualités que de réels artistes. Mais les gens qui s'asseyent devant un agréable morceau de nature pour le contrefaire et tout au plus fixer la coupe ou la forme du tout, précisément ne sont pas artistes.
Qu'est-ce qui, au jour d'aujourd'hui, doit provoquer la création artistique ? Dans l'antiquité, la vie l'a entreprise ; mais la vie s'épuise de nos jours, au plus vite elle repousse toute production. Nous « vivons » si peu ! Comment habitons-nous par exemple ! D'une manière qui suffit à peine pour « l'existence ». Nous restons tous entassés, dans une maison étrangère, sans air ni lumière. Et de quelle manière nous habillent nos préjugés, notre ignorance de l'art, notre pruderie ! Aussi n'y a t'il rien là pour les yeux et les sens. Les formes humaines, les formes féminines même, nous ne les vouyons tout au plus que par accident. (A condition toutefois que, malgré ces cachotteries conformes au devoir elles ne soient conservées et fleurissent passionnément). La famille – nous ne l'avons pas, elle nous a. La femme – au fond, aucune n'a vraiment en elle un intérêt sérieusement attachant et bien réel. Les enfants – au début peut être procurent beaucoup de joie, mais plus tard ils ne donnent que luttes et soucis. Le patriotisme ! - Je serais le tambour-major si tous les vrais sans-patrie avaient été expulsés ! D'où doit donc maintenant naître l'oeuvre d'art ! Par quoi peut-on voir une fois plus clairement, s'exprimer plus amicalement, plus légèrement ? Il ne reste que le vin. Lui seul est une véritable jouissance, il élève l'homme en nous. Seul le vin nous aide contre la vie, crée malgré elle, seul il donne parfois vraiment une heure où l'on oublie toutes les affaires, et où l'on croit merveilleux, n'importe quoi.
On devient pour la première fois particulièrement joyeux de sa vie. Quand on a plus à perdre aucun renom en société.
Je ne comprends pas du tout pourquoi je dois peindre de jolies femmes. Je ne peins pas des galanteries et n'ai pas à plaire aux gars lubriques.
Si je peins de l'eau, alors viennent à moi toutes sortes de choses folâtres, desquelles je ne savais rien, quand je les ai vues, mais qui me sont restées.
C'est énorme, beaucoup de métier dans l'art, et aussi beaucoup de pratique, beaucoup d'essais nécessaires, beaucoup de travail mécanique.
Nous sommes tous des aventuriers sans repos, pilotes ni compas, chacun dans sa coque de noix. Aucun n'a de repos, au grand matin. Il ne sait rien, ne voit rien, ne contemple qu'après, et s'essaye.


Arnold Bœcklin.


L'article est suivi de notes de Mécislas Golberg sur l'oeuvre de Bœcklin, recension de ces travaux et études publiées.

Nous avons conservé la graphie de Golberg pour le nom de l'artiste, celle de Böcklin est plus couramment utilisée.

Le peintre symboliste Arnold Böcklin est né à Bâle en 1827. Il peint son premier tableau à l'âge de seize ans. Il séjourne à Dusseldorf, à Anvers et à Bruxelles, en 1848 il est à Paris, il enseigne à l'Académie des beaux-arts de Weimar de 1860 à 1862 puis jusqu'en 1866 travaille à Rome. De 1867 à 1871 il regagne la Suisse où il peint fresques et tableaux, il repart alors pour Rome, puis en 1875 habite Florence, où il peint ses marines et ses tableaux d'apogée, de 1885 à 1892 on le retrouve à Zurich. C'est en 1893 qu'il s'installe à Fiésole où il mourra en 1901.


Sur Mécislas Golberg :

L'Alamblog, une bibliographie Des Tablettes

Livrenblog, un extrait du chapitre Déformation de La Morale des lignes. Mécislas Golberg contre Remy de Gourmont : Orthodoxie symboliste.

L'indispensable recueil : Mécislas Golberg Passant de la pensée. Une anthropologie politique et poétique au début du siècle. Maisonneuve et Larose, Quatre Fleuves. 1994, in-8, 506 pp. Bibliographie. Couverture illustrée, illustrations hors texte. Etudes critiques, bibliographie et documents réunis par Catherine Coquio. Collaboration de M. Décaudin, Ph. Oriol, P. Dufief, G. Ducrey, S. Lucet, J.-P. Corsetti, etc. Choix de textes de Golberg.

Lettres à Alexis. Préface de Jean-Paul Corsetti. Éditions Champ Vallon, 1992.

On trouvera une bibliographie et des repères biographiques sur le trimardeur anarchiste grâce à la mise en ligne du livre précédent sur Google books.

samedi 14 juin 2008

Les Académisables : WILLY


L'Assiette au Beurre, N° 101, 7 mars 1903.


WILLY par CAMARA


Willy souffe que je grave
Digne et grave
Sur le bois d'un calembour
Ces vers pour
Abominer ta tenue
Biscornue
Et tes chapeaux à bords plats,
Raplaplas !
Morbleu ! Quand on est en somme
Un bel homme
Dont rêvent tant de minois
Pantinois,
On doit avoir la fringance,
L'élégance
Au moins de Lugné-Poê,
La poë -
Sie et l'air aristocrate,
La cravate
De feu Brummel, cet archi-
Lebargy...
(ici l'auteur s'arrête terrassé par la méningite)

Texte de Dominique BONNAUD


Willy sur Livrenblog : Cyprien Godebski / Willy. Controverse autour de Wagner. Une photo de Mina Schrader, esthéte et anarchiste. Willy, Lemice-Terrieux et le Yoghi. Romain Coolus présente quelques amis. Colette, Willy, Missy - Willy, Colette, Missy (bis). Pourquoi j’achète les livres dont personne ne veut ?. Le Chapeau de Willy par Georges Lecomte. Nos Musiciens par Willy et Brunelleschi. Nos Musiciens (suite) par Willy et Brunelleschi. Willy l'Ouvreuse & Lamoureux. Quand ils se battent : Willy et Julien Leclercq. Willy préface pour Solenière par Claudine. La Peur dans l'île. Catulle Mendès. Léo Trézenik et son journal Lutèce. Jean de Tinan, Willy, petite revue de presse. En Bombe avec Willy. Maîtresse d'Esthètes par Papyrus. Quand les Violons sont partis d'Edouard Dubus par Willy. Le Jardin Fleuri. R. de Seyssau par Henry Gauthier-Villars. Willy fait de la publicité.

Et éparpillé un peu partout...


Les Académisables : Jean LORRAIN


L'Assiette au Beurre, N° 101, 7 mars 1903.

JEAN LORRAIN par CAMARA

O Lorrain ! Qualis artifex !
De quel art tu fais vivre au cours de tes chroniques
Ces Bougrelon, ces Woronsoff ! - Neurasthéniques
Souffrant d'un mal étrange ignoré du codex !
Misogyne admirable et qui t'es dans la vie
Tant occupé d'Eraste et si peu de Sylvie,
Tu nous apparais, tel un hagios lointain,
Dans la riche lourdeur d'un cadre byzantin,
Parmi les ors ouvrés de façon magnifique
Dilatant tes yeux noirs tout pleins d'ombre mystique.
Le front nimbé d'argent et levant haut l'index,

O Lorrain ! Qualis artifex !

Texte de Dominique BONNAUD

Jean Lorrain sur Livrenblog :

- Jean Lorrain en 1931 L'Esprit Français enquête.

- La Maison Philibert au Théâtre. De Lorrain à Fréhel.

- Jean Lorrain n'assassinera personne.

- Maigre moisson : Lorrain, Barbusse, Rollinat.

- Jean Lorrain : Consul [le singe des Folies-Bergère].

- Samain : Mendès. Lorrain. Jeanne Jacquemin.

- Les Académisables : Jean Lorrain.

- Donnay se souvient : Verlaine, Schwob, Lorrain, Allais.

- Jean Lorrain - Georges Normandy dans La Revue Contemporaine.

- Jean Lorrain dans le Gil Blas illustré.

- Jean Lorrain plagiaire de Rimbaud et Laforgue

- François de Nion : Sonyeuse.

- Jean Lorrain par Henry Bataille.

Et citations diverses ici ou là... Le moteur de recherche de Blogger (en haut à droite) vous guidera.


mardi 10 juin 2008

MIRBEAU et Les Nuits de quinze ans


Dans l'une de ses notes pour les Oeuvres romanesques d'Octave Mirbeau, Pierre Michel, à propos de Francis de Croisset écrit : « Francis de Croisset (1877-1937) de son vrai nom Francis Wiener, jeune écrivain belge ambitieux, qui avait réussi à arracher à Mirbeau une préface à ses Nuits de quinze ans en 1899, grâce à une lettre de recommandation rédigée par Clemenceau pour se débarrasser de lui... ». Cette préface, arrachée sur recommandation, la voici, elle est un prétexte pour Mirbeau, en dehors de rendre service à un ami, de revenir sur sa haine (« il faut haïr le rêve ») des "poètes du rêve" (lire les Symbolistes). On notera tout de même la facilité avec laquelle le grand romancier et critique, dispense les éloges à un jeune homme de vingt et un ans, qu'il n'épargnera pas par la suite.




A M. FRANCIS DE CROISSET


Monsieur,

Vous êtes très jeune (ce n'est pas un reproche) ; vous avez le don de poésie, un talent ardent, une âme élégante et passionnée, de nobles ambitions (à votre âge toutes les ambitions sont nobles), et cette originalité presque unique de n'avoir pas, à quinze ans, solennellement et définitivement proclamé l'impuissance de l'amour et la gloire du Néant.
Ce dont je vous loue, sans réserve.
Faut-il vous louer aussi – ce que certains critiques ne manqueront pas de faire – d'être revenu aux vicilles formes classiques du vers, à cet alexandrin si sonore et si souple, si délaissé, pourtant, et dont un certain Hugo tira de notables harmonies ? Je vous assure que les questions de métrique me sont indifférentes, et le vers, je le conçois aussi bien traditionnel que libre, et libre qu'amorphe. Je ne lui demande que de m'émouvoir et de m'enchanter. L'outil m'importe peu ; c'est l'ouvrier seul qui m'intéresse. Etes-vous un bon ouvrier ?
Je vous flatterais – et vous ne me croiriez pas – si je vous disais que, plastiquement et spirituellement, vous avez réalisé, avec les Nuits de quinze ans, un chef-d'oeuvre. Votre avenir m'est trop cher – puisque vous m'avez offert cette bonne fortune de le tenir sur les fonts baptismaux de la publicité – pour que je vous adresse, comme au premier rimailleur venu, cet éloge vulgaire et discréditeur. Si vos Nuits ne sont pas encore un chef-d'oeuvre, elles en donnent l'espérance, et c'est déjà beaucoup, et c'est aussi très rare. Elles ont ceci de précieux pour moi qu'elles sont bien réellement le cri et, malgré l'artifice ici et là, le jaillissement spontané de votre jeunesse, l'expression naïve quelquefois, à force d'être insolemment jeune, de vos rêves – et de nos rêves – d'adolescent. Elles ont le trouble fiévreux, la violence de possession, le charme impur – et c'est ce qu'il faut – des pubertés qui s'éveillent et qui dans une seule et multiple étreinte voudraient conquérir tout l'amour... En elles – et c'est par là que je les aime, - je me revois parmi les images de ma jeunesse – paysages, figures et rêves, de très vieilles choses, déjà, un peu effacées aujourd'hui... impuretés, désespoirs, négations et blasphèmes, tout cela si candide !...
Vous n'avez pas encore souffert – et comment cela eût-il été possible que naissant à la vie, riche, heureux, choyé, aimé, vous ayez souffert en vous-même et dans les autres – ou si peu !... Car je ne prends pas pour de la vraie souffrance – Dieu merci ! - vos larmes vite séchées, ni vos découragements vite redressés en espoirs, ni vos ivresses de mourir, ni ce pessimisme tout extérieur, du reste, que, parmi tant d'enthousiasmes, je rencontre, parfois, dans vos poèmes, et par où s'accuse davantage et se complète, jusque dans la fanfaronnade romanesque et les luxures de collège, votre charme exquis d'être jeune, et de nous le dire, sans savoir que vous nous le dites... Mais, patience ! La souffrance viendra, à son heure ; elle vient toujours aux nobles coeurs prédestinés. Et je compte sur votre sensibilité si vibrante, sur la délicatesse, la force, la multiplicité de vos sensations devant la nature et devant la beauté, pour qu'elle soit complète et pour que vous en arrachiez des accents déchirants, des cris de révolte, de passion et de douleur, et, sans doute, le chef-d'oeuvre que vous portez en vous... Chez les poètes, c'est ainsi que tout finit !...
Je ne veux pas écrire une préface... Cela me semble bien solennel et si inutile ! Et vos vers sont là, qui diront, beaucoup mieux que je ne saurais le faire, le poète que vous êtes. Je voudrais seulement vous mettre en garde contre un danger.
La génération poétique qui précéda la vôtre, à part deux ou trois exceptions glorieuses, n'a donné l'exemple que de pitoyables effondrements. Elle venait hautaine, méprisante, avec des casques d'or et des lys, décidée à tout détruire et à tout régénérer. Elle n'a rien détruit, et c'est elle qui est morte. Et elle est morte parce que, à la nature et à la vie, qui sont la source unique et jamais tarie de l'inspiration et de l'Amour, elle a voulu substituer le Rêve. Quand on est impuissant à penser, on rêve ; c'est plus facile ! Ah ! Vous connaissez cette histoire lamentable, dérisoire et triste des vierges pâles, des princesses malades, des héros insexués qui du haut des terrasses, sur les forêts sans arbres, les mers sans eau, les plaines de fumées, clamaient d'étranges symboles et de mystérieuses esthétiques... Et tout cela, déjà, a disparu.
Il faut répudier le rêve et aimer la vie... il faut entrer résolument dans la vie. La vie est belle, même dans ses hideurs, quand on sait la regarder. L'homme qui pense, l'artiste qui voit, le poète qui exprime, ne peuvent pas s'abstraire de la vie, sous peine de ne penser, de ne voir, de n'exprimer rien, de n'être rien !
Il faut haïr le rêve qui n'est que la forme difforme du néant, et redouter, tout en la chérissant, la vie, parce que si la vie est maternelle, pleine de trésors et de beautés pour ceux qui l'aiment, elle se venge de ceux qui la méconnaissent, cruellement et terriblement...

Octave Mirbeau.

Cité d'après :

Francis de Croisset : Les Nuits de Quinze ans. Préface d'Octave Mirbeau. Ollendorff, 1907, in-8, broché, V-170 pages, couverture illustrée par Ch. Léandre.