mercredi 17 mars 2010

"Déliquescence" par Antoine CROS


Quand le "Symbole est Dieu", et "Mallarmé son prophète", Antoine Cros ne comprend plus rien.

Déliquescence


Aristote, ô pédant ! Par ta sotte doctrine,
Que de chef-d'œuvre, hélas ! Naquirent avortés.
D'un Corneille il fallait la puissante poitrine
Pour ne point étouffer sous les trois Unités.

Et le pauvre rimeur suivait la ligne droite
Qu'après toi lui traça le bonze Despréaux :
Ah ! Malheur à celui qui, de sa geôle étroite,
Eut tenté de briser les stupides barreaux.

Et c'était l'Hémistiche, et c'était la Césure
Qui faisaient sentinelle aux portes de la tour,
Ayant seules pouvoir de garder la Mesure,
Et, sur l'Enjambement, frappant dru tour à tour.

Enfin Malherbe... - allons, corbleu ! Je me fourvoie,
Tant mon vieux souvenir du Classique est imbu. -
Enfin Hugo paraît, et fait un feu de joie
Du harnais démodé d'un Pégase fourbu.

Qu'il anime le Drame ou la grande Épopée,
Qu'il chante : Amour, Vertu, Patrie ou Charité,
Le mot jaillit, tantôt tranchant comme une épée,
Tantôt fier, tantôt tendre et de pleurs humecté.

Hardiment il s'élance aux Vents de la Pensée ;
Rien n'arrête son vol au fulgurant essor,
Et la rime étincelle, à chaque vers fixée,
Comme un pur diamant au bout d'un collier d'or.

Que m'importe, ô Géant, que ton génie entasse
Merveille sur merveille, Ossa sur Pélion ?
Le Pygmée, à présent, sur ton cadavre passe
Sans peur de réveiller ta fureur de lion.

Et, gouailleur, il te dit : « Ta gloire nous assomme !
» Ta cendre est remisée au Panthéon, c'est bien !
» Qu'exiges-tu de plus ? Va, dors en paix, bonhomme ;
» allons, bon débarras ; on ne te doit plus rien !

» Aujourd'hui nous avons une plus forte École ;
» Ton gâteux Romantisme est du Berquin pour nous ;
» Ton Culte est rococo, nous brisons ton idole ;
» Il n'est plus qu'un vrai Dieu qu'on adore à genoux.

»Seul le Symbole est Dieu, Mallarmé son prophète,
»Verlaine son grand Prêtre, et, bel enfant de chœur,
»Lentement, René Ghil, quand le temple est en fête,
»Lance l'encens issant de son Verbe vainqueur ! »

Et moi, pauvre naïf, qui pensait qu'un Symbole
Devait représenter clairement à l'esprit
Une idée éclatante. Allons donc ! Faribole !
Des mots, des mots, des mots ! Pas même du sanscrit !

Soit ! Le Symbole est Dieu ; mais quand à son mystère,
Même avec ses fervents je m'accorde en ce point,
Que, n'y comprenant rien, le mieux est de se taire :
On y croit si l'on veut, on ne discute point !

A. Cros


Art Social, novembre 1891.

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