vendredi 14 mai 2010

11 et 12 juillet 1903, l'affaire Adelsward-Fersen continue


Affaire Adelsward-Fersen 3e partie


Le Figaro du 11 juillet, se contente de reprendre l'essentiel des articles de ses confrères, tout en donnant le nom de Jacques d'Adelsward : « Obéissant à un sentiment que nos lecteurs comprendront et jugeant inutile d'accabler deux honorables familles, déjà si cruellement frappées, nous n'avions pas voulu nommer les jeunes gens compromis dans cette affaire. Certains de nos confrères n'ayant pas imité notre discrétion, force nous est donc de dire aujourd'hui que le malheureux jeune homme qui est arrêté est le baron Jacques d'Adelsward, 22, avenue de Friedland. »
Contrairement au Figaro, journal de la bonne société, L'Aurore, journal républicain à la tête duquel Clemenceau est revenu, est moins tendre avec le « malheureux jeune homme ». Si le même jour, et grâce au juge d'instruction interrogé par Fernand Hauser dans La Presse, les élucubrations journalistiques sur les statues érotiques, l'autel, les divans profonds et les fleurs tropicales avaient fait long feu, L'Aurore n'hésite pas à revenir sur le décor à la Des Esseintes de la garçonnière : « Au centre d'un grand salon, sous la lueur de lampes électriques, voilées de fleurs en cristal aux nuances atténuées, se dressait une table jonchée de fleurs et étincelante d'orfèvrerie.
Autour étaient disposées de larges banquettes aux moelleux coussins. Ça et là, sur des socles, s'érigeaient des fleurs tropicales entourant des statues lubriques ».
Le premier, L'Aurore indique que parfois « la réunion joyeuse avait lieu à la campagne », « vers le Mont-Valérien ou vers les étangs de Cucufa. », comme il est le premier à rappeler que « M. d'Adelsward n'est pas un inconnu dans le monde littéraire. Il a publié deux volumes qui ne sont point sans mérite et dont l'un, Notre Dame des Mers mortes, est une reconstitution du culte de Venise. » et fini sur un « bruit, sous réserve » : « Parmi les personnes qui sont compromises figureraient, dit-on, de nombreux ecclésiastiques et même un prince de l'Église. »

L'Aurore du lendemain, 12 juillet, ne fait que reprendre les informations parue dans Le Matin de la veille, y ajoutant des renseignements sur la scandaleuse famille de Warren (« Il est curieux de voir comment une famille honorable peut ainsi déchoir »), et donnant d'Albert un portrait peu flatteur fait par « un parent de la famille » : « Hamelin de Warren, est un jeune homme de vingt et un ans qui, par certains côtés de son caractère, est resté un enfant. Il a eu autrefois la fièvre typhoïde, et c'est peut-être à cause de cela que son cerveau est resté puéril. [...] Je l'ai souvent trouvé aux Champs-Elysées, jouant avec des enfants à faire des tas de sable. ». Au sujet de Jacques d'Adelsward, cet article donne des détails supplémentaires sur son audition chez le juge d'instruction : « M. et Mme d'Adelsward sont également entrés chez M. de Valles. En voyant sa mère, Jacques d'Adelsward a été pris d'une violente crise nerveuse ; on a dû aller chercher le docteur Fluquel, médecin du Palais, qui lui a donné ses soins. L'état de Jacques d'Adelsward était épouvantable ; il s'arrachait les cheveux, pleurait, poussait des cris incohérents. »

En bas de page dans les Dernières Nouvelles, L'Aurore annonce que « Sur un mandat de M. de Valles, juge d'instruction, M. Hamard, chef de la Sûreté, a procédé hier après-midi à une perquisition au domicile d'un prêtre de la banlieue qui serait compromis dans cette vilaine affaire.
Le magistrat a saisi un grand nombre de papiers et de documents ainsi qu'une correspondance qui établirait, paraît-il, les relations de cet ecclésiastique avec plusieurs jeunes gens habitués des boudoirs de l'avenue Friedland [...] » Est-ce par hasard si cette information paraît dans L'Aurore, dans le contexte de crise entre l'Église et l'État laïque, à l'époque où Émile Combes mène son combat contre les Congrégations ?

Les articles que nous avons consultés jusqu'ici, ne font qu'occasionnellement allusion à la qualité de poète de Jacques d'Aldersward. Non sans rappeler le cas d'Oscar Wilde, dans un titre accrocheur, Fernand Hauser dans La Presse du 12 juillet, se penche sur la récente carrière et les ouvrages du baron.


Par quelle littérature malsaine, l'âme du jeune baron Jacques d'Adelsward, a-t-elle été pervertie ? Ce jeune homme s'est-il passionné à la lecture de ces livres qui, sous couleur de reconstitutions historiques, nous décrivent avec trop de fidélité, des scènes de lubriques orgies ? A-t-il voulu vivre de cette existence païenne, que certains auteurs ont vanté avec excès, depuis quelques années ? La chose est très probable, car le cas de ce jeune homme riche, et bien doué, apparaît, à ceux qui l'ont connu, comme un cas pathologique littéraire.

Dès 1898, à dix-huit ans , M. d'Adelsward, étudiant à Genève, y publie un Conte d'Amour, qui ne nous révèle aucun cas morbide : il s'agit d'une amourette ordinaire, et cette amourette est contée simplement.

Avec Ébauches et Débauches, qui paraissent ensuite chez l'éditeur Léon Vanier (1), la note d'amour s'accentue d'une pointe d'hellénisme inquiétante ; ce volume de vers, le poète l'envoie à M. François Coppée, en lui demandant une préface pour une deuxième édition.

M. Coppée répond à M. d'Adelsward, en lui refusant cette préface, et le jeune homme publie sa seconde édition sous le titre : Musique sur tes lèvres, et avec cette dédicace : A François Coppée, au grand poète tendre et douloureux, ces gouttes de mon coeur, et, en guise de préface, il publie la lettre de refus de l'auteur de Severo Torelli.

Cette lettre est des plus curieuse à lire, aujourd'hui ; la voici :

Cher Monsieur,

Le directeur de la librairie Vanier m'a apporté hier, votre livre, que je n'avais pas reçu encore. J'attendais de l'avoir lu pour vous répondre. C'est fait, et me voici assez embarrassé.

La sympathie que vous me témoignez dans vos lettres me gène pour vous dire non, et je ne peux, pourtant, vous dire oui.

D'abord, le temps me manque absolument pour écrire de ces petits morceaux de littérature amicale – je veux dire préfaces – qui demandent malgré tout quelques soins ; et puis, je vous l'avoue, le titre de votre recueil ne me plaît pas. Il est à la fois trop modeste et... - comment dire ? - mettons trop fanfaron.

Il ne faut pas, à mon avis, employer de trop gros mots pour qualifier des historiettes de jeunesse plus ou moins libres, dans la crainte d'attirer un sourire sur les lèvres de ceux qui ont vécu.

D'autre part, il ne faut pas non plus, je pense, se contenter d'encadrer ses ébauches pour les montrer en public.

Vous avez intérêt à développer, à mûrir les germes du talent que je trouve dans ce livre, paré de la beauté du diable.


Ce « paré de la beauté du diable » n'est-il pas exquis ? M. Coppée n'eut-il pas, en écrivant cette phrase, le pressentiment du satanisme de M. Adelsward, qui signa De la Musique sur tes lèvres, du pseudonyme de M. de Ferzen.

Il avait songé, m'affirme-t-on, à signer ce livre, du pseudonyme de Monsieur de Phocas...

Mais voici un troisième ouvrage l'Hymnaire d'Amour (2), luxueusement édité chez Vanier.

Ici, le cas de M. d'Aderswald est certain ; le jeune homme a fait dans ce livre, l'apologie de ses amours spéciales.

Sur la page de garde, au reste ne lit-on pas cette audacieuse épigraphe : A la manière de M. de Sade ? (3)

Le poète y a simplement publié des poèmes qui, à l'imitation des Femmes damnées, de Baudelaire, pourraient être intitulés les Hommes damnés.

Il y a quatre jours, M. d'Adelsward demanda à M. Messein, directeur de la librairie Vanier, de retirer l'hymnaire d'Amour de la circulation, et de n'en plus vendre, ni donner un seul exemplaire...

Un quatrième livre, signé baron Jacques d'Adelsward Fersen, paraît en 1901, il s'intitule Chansons légères (4); Morin l'a très gentiment illustré.

Ce livre est précédé d'une lettre d'Edmond Rostand, qui n'était certainement pas destinée à servir de préface.

On y lit des poèmes qui font rêver aujourd'hui où l'on sait : Treize ans, par exemple, et Mignon désir aux yeux d'amour, et encore, Paris s'étend au loin, d'où je détache ces trois vers :


Oh cette vie de rut bestial et de folie,

Dans ce grand Paris ivrogne, dans cette orgie,

Et le firmament pur comme un regard de Dieu


La seconde partie de cet ouvrage est précédé d'une autre lettre, d'un autre refus de préface, de M. Fernand Gregh :


Mon cher poète.

J'ai lu votre livre qui est plein de poésie fraîche et spontanée, et, déjà, de talent. Vous en aurez plus un jour, mais vous n'aurez peut-être plus cette fleur de jeunesse qui met à vos poésies comme un duvet de pêche ou une poussière de papillons. Je m'en voudrais de l'enlever en y touchant avec les doigts un peu rudes de la critique ; pourtant, j'ai noté, çà et là, quelques fautes, non contre les règles (vous savez qu'elles ne me paraissent pas immuables) mais contre ce que j'appellerai la prosodie éternelle, c'est-à dire les principes prosodiques que le poète se dicte à lui-même, en suivant les simples leçons de son oreille. Je vous montrerai ces petits pêchés, au reste véniels. Vous me demandez une préface pour votre livre ? Je suis bien occupé en ce moment, et je ne puis d'autre part, vous prier d'attendre ; vous devez être si impatient ; on est toujours si impatient de publier son premier livre !

Je ne puis que vous remercier de votre aimable attention, et vous répéter ce que je vous disais au début de ma lettre ; il y a pas seulement des vers dans ce volume, des vers qu'on peut critiquer ou applaudir ; il y a aussi, incontestablement, de la poésie.

Fernand Gregh.


Ici, encore, on peut lire des poèmes étranges.

Mais voici un livre inédit, qui devait paraître dans huit jours ; il est intitulé : Les Cortèges qui sont passés (5).

Ce livre est empli de poèmes qui sont fort beaux ; il n'y est plus question d'amours masculines ; j'y relève des vers : A la Fiancée, qui sont des plus remarquables. Les poèmes de ce livre sont dédicacés à des marquises, à des comtesses, à de toutes grandes dames, qui seront navrées de savoir leur nom ainsi imprimé tout vif, dans un des ouvrages du moderne marquis de Sade.

Car ce livre est imprimé : il allait être mis en vente, quand on a arrêté M. d'Adelsward.

J'ai cueilli, en ce recueil de vers, ce sonnet qui en dit long sur les remords qui, déjà, assaillaient l'âme de ce jeune homme.


Sonnet mélancolique


J'ai perdu la douceur et l'ardente jeunesse,

J'ai perdu l'espérance et j'ai perdu l'amour,

Je ne crois même plus, dans le déclin des jours,

A ces rêves dorés qui chassaient la tristesse ;


Je reste sans désirs, comme une âme en tristesse ;

Que m'importent les gens qui vous disent à toujours !

Je sais que c'est fini, le destin reste sourd,

Et plonge dans mon cœur le poignard qui me blesse.


J'ai donc gardé ma vie, si belle et si féconde !

Moi qui croyais tenir et dominer le monde,

Un unique regret me torture, parfois

C'est d'avoir méconnu, puis délaissé ma mère,

Qui mêlait aux conseils de son amour sincère

Les baisers contenus dans l'urne de sa voix...

Il y a loin de ce sonnet, aux vers d'il y a deux ans, où M. d'Adelsward clamait :

Les femmes ont trompé mon amoureuse ardeur,

Près d'elles, j'ai trouvé le dédain, la douleur,

Mon rêve s'est brisé de vouloir les atteindre ;

Il ne me reste qu'à les fuir ou qu'à les craindre,

Où qu'à tendre mon cœur vers d'autres voluptés.

Quel est le drame douloureux qui a conduit M. d'Adelsward, d'amours pures, chantées à dix-huit ans, aux amours impures, et puis tout à coup, au remords... et à la prison ?

Fernand Hauser.


(1) Baron Jacques d'Adelswärd-Fersen : Ebauches et Débauches, Librairie Léon Vanier, 1901, 376 pages. 10 exemplaires sur Hollande. Dédicacé « Au comte Robert de Montesquiou / à l'artiste précieux / au poète tout en délicatesses / et tout en fleurs / J. A. 1901. » La page « Du même auteur » annonce « En collaboration avec Jean-Louis Vaudoyer. / Ebauches et Débauches (nouvelles) Librairie Vanier ».

(2) sic pour L'Hymnaire d'Adonis. Paganismes. Librairie Léon Vanier, 1902, 276 pp., couverture illustrée. Le volume est signé Mr de Fersen à la page de titre.

(3) On lit, exactement, à la page de titre : « A la façon de M. le marquis / de Sade ».

(4) Baron Jacques d'Adelswald-Fersen : Poèmes de l'Enfance. Chansons légères. Préfaces d'Edmond Rostand et Fernand Gregh. Images de Louis Morin. Léon Vanier, 1901, X-205 pp.

(5) Jacques d'Adelsward : Les Cortèges qui sont passés. Poèmes. Librairie Léon Vanier, A. Messein Succr, 1903. 178 pp. « A Madame la duchesse de Rohan »



A suivre...

Affaire Adelsward-Fersen (1e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (2e partie)
Interview de J.-K. Huysmans. Affaire Adelswärd-Fersen (4e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (5e partie)
Affaire Adelwärd-Fersen (6e partie)
Affaire adelswärd-Fersen (7e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (8e partie)
Interview de Jules Bois. Affaire Adelswärd-Fersen (9e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (10e partie)
Le Canard Sauvage. Philippe. Jarry. Affaire Adelsward-Fersen (11e partie).
Alfred Jarry, Lucien Jean, Georges Roussel. Affaire Adelsward (12e partie).
Affaire Adelsward-Fersen (13e partie).
Affaire Adelsward-Fersen (14e partie).

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