vendredi 23 juillet 2010

Henry de Bruchard : Entre les lignes.




Entre les lignes

Pour Émile de Molènes...


... En ces heures vides de découragement où le passé remonte dans de la tristesse ou du bonheur...

Ed. de Goncourt.

Lorsque j'entrai dans la vaste salle qui lui servait de bibliothèque, Jacques Valterre discutait avec son relieur des formes de couvertures qu'il désirait.

- Parfaitement, vous m'envelopperez le cartonnage de Mensonges d'une étoffe « Liberty » et pour le Réfractaire de Vallès, une teinte grise, toile d'emballage.

- Vous voilà donc Huysmanisé, lui dis-je, le relieur congédié.


- Huysmanisé, soit, si par là vous entendez qu'il convient de donner comme vêtures aux œuvres chères la teinte qui les caractérise. J'en ai en effet le souci. Un simple coup d'œil sur ce petit rayon et vous pourrez constater que j'ai traité mes amis avec tous les égards qui leurs étaient dus.

Le terme d'ami m'avait frappé, aussi après avoir pris connaissance du titre des ouvrages désignés, je fis remarquer à Jacques qu'il ne m'avait jamais parlé de ses relations dans le monde littéraire.

« - Personnellement, je ne connais aucun de ces auteurs, mais je doute fort que vous puissiez m'apporter sur eux des renseignements, qui me soient une révélation. Avant de vous étonner écoutez-moi un instant.

Vous savez quel enragé liseur je suis et que, pour certains écrivains, je professe un culte qui va jusqu'à la manie. Sans relations aucunes, sans amis dans ce pays, les livres ont été la seule consolation, pour mon âme humiliée, le seul palliatif à l'enlisement progressif qui m'étreint, depuis dix ans que je suis redevenu l'esclave de ma glèbe natale. »

Et à cette évocation d'une jeunesse ardente, il y avait de la mélancolie dans sa voix, et de la haine s'exprimait dans le geste dont il me désignait le vaste paysage embrumé, qui, par les larges fenêtres, s'étendait devant nous.

« -Et c'est pour cela qu'à l'heure où les hommes de ma génération, commencent à relire ceux des leurs qui jadis surent idéaliser leurs pensées, formuler harmonieusement leurs aspirations en les synthétisant, au seuil de la nouvelle vie qui commençait, je m'adressais aussi à ceux qui vinrent après moi.

Et j'ai lu tantôt avidement, avec bestialité, comme avec le désir sauvage de fuir la Réalité, on se grise d'une boisson détestée mais puissante, tantôt comme l'on savoure une liqueur précieuse, comme certains absorbent des poisons subtils aux effets mystérieux, m'arrêtant alors à chaque ligne évocatrice du Rêve. Mais toujours dans la brutalité de l'ivresse, comme dans la délicatesse raffinée du songe, pour l'y avoir cherché j'ai entrevu l'homme dans son œuvre. Aussi ce sont bien mes amis tous ces auteurs dont vous pouvez ici lire les noms ; nulle de leurs inspirations ne m'est inconnue, et ils n'ont pu céler à ma clairvoyante amitié aucun de leurs défauts, pas même la plus innocente de leur manie.

Ne feuilletez-vous pas un ouvrage de Barrès ? Je vous sais fanatique de cet analyste, et c'est un de mes auteurs préférés ; certaines maximes de lui me sont devenues familières. Je l'aime surtout pour le caractère d'évocation que dégagent certaines pages de ses livres, et aussi parce que son œuvre est une confirmation de l'excellence de ma méthode.

Se complaire en effet, ainsi que le fit M. Barrès, à évoquer soigneusement ses préférences artistiques, ses habitudes de vie, facilite singulièrement la tâche au biographe futur, tout en empêchant des disciples zélés, après un séjour d'une semaine dans votre intimité, de mettre les barbares au courant de vos us et coutumes (1). Donc après lecture de ses romans d'idéologies, et aussi de sa plaquette sur le quartier latin, je me représente aisément M. Barrès, comme un grand jeune homme d'allure dédaigneuse, habillé par un tailleur de renom, et accoutumé à philosopher intérieurement en de longues promenades dans les quartiers élégants ou sur les bords de la Moselle, en fumant des cigares très chers. Le cigare joue un rôle considérable dans l'oeuvre de M. Barrès, et récemment un de ses disciples, M. Jean de Tinan « psychologue subtil et irrévérencieux » n'a-t-'il pas déclaré que « nos meilleurs livres sont imprimés sur fumée de cigare » (2)

Et M. Huysmans n'est-il pas un de ceux qui se plût à placer dans ses œuvres les plus intimes de ses sensations. Vous l'avez certainement suivi dans son évolution, depuis Marthe jusqu'à En Route, en passant par En Ménage (pour ce livre que j'estime particulièrement j'ai demandé une reliure de luxe). Vous avez du vous représenter l'auteur comme un employé du ministère, sceptique, mais consciencieux. Et l'art de bien manger étant une tradition qui se perd, comme un de ces derniers Parisiens (qui donc est plus Parisien ?) qu'enthousiasment les beefsteaks loyaux. Et ce culte de la gastronomie nous les retrouvons partout, chez cet étonnant et anémié des Esseintes, chez le méticuleux et réglé André d'En Marge, chez le Durtal d'En Route, curieux et inquiet, dont le régime monastique guérit la gastralgie.

Et voilà Coppée ! Vous hochez la tête à ce nom, sans réfléchir que sa philosophie souriante, les simples inspirations de cet académicien, sont mieux faites pour convenir à ma lassitude qu'à vos vingt ans. L'exemple de M. Coppée est d'ailleurs un triomphe pour ma méthode. Celui là naquit dans l'Ile Saint-Louis, ne nous dit-il pas lui-même qu'il est un « vieux gamin de Paris ». Son enfance dût être maladive et son adolescence rêveuse. Sans doute un collègue de son père, vieil employé de ministère, dut l'initier aux douceurs de la pêche à la ligne. Et ce furent vers les dix-huit ans des amours avec une « piqueuse de bottines » des amours chastes au Luxembourg près de la fontaine Médicis ou vous avez placé le buste de Murger. Et vous connaissez le reste. Vous savez la gloire et l'existence calme, la vie paisible, au coin du feu, entre ses chats, dans la vieille maison de la rue Oudinot.

Puis c'est l'antithèse : Richepin, dont les hurlements, les cris sonores, mais vides, servent à masquer le manque d'idée. Celui là est un snob fanatique ; il est le seul qui ait jamais pris Sapeck au sérieux (3). Pour avoir joué Tippo-Sahib, et brutalisé Marie Colombier [I], il se crut obligé de se présenter au public en des poses d'athlètes. Dans l'affolement d'être pris pour un bourgeois, il faut voir seulement la cause de ses exubérances voulues, de ses colères sans conviction. Avec M. Octave Mirbeau j'estime qu' « il se faut méfier des gens qui ne s'habillent pas comme tout le monde » et je trouve que c'est une faible preuve d'indépendance que d'affubler d'un nom de tireuse de carte.

- Voilà certes des haines vigoureuses, dis-je, comme Jacques Valterre s'arrêtait après cette violente diatribe, et je ne sais de votre pénétration ou de la logique que vous mettez dans vos inductions, ce qu'il convient d'admirer d'avantage. Mais j'aurais aimé savoir quelque chose des amours de nos plus notoires contemporains, et si jamais Raoul Ponchon trouva son Pagello.

Henry de Bruchard


(1) Huit jours chez M. Renan, par Maurice Barrès.

(2) Jean de Tinan : Hérytrée.

(3) Sapeck fit paraître un journal l'Anti-Concierge qui n'eut qu'un numéro.

Le Thyrse, avril 1897.

[I] En 1883, Richepin apparut sur scène aux côtés de Sarah Bernhardt dans sa pièce Nana-Sahib. L'actrice Marie Colombier, est l'auteure d'un roman à clef contre Sarah Bernhardt, intitulé Sarah Barnum. Dans l'affaire Colombier-Bernhardt, Richepin prit part à une expédition punitive chez Marie Colombier, menée par Sarah elle-même, cravache en main. On a écrit que Richepin, lors de son intrusion chez Marie Colombier était armé d'un long couteau de cuisine, qu'il pourchassa la comédienne, et mit son cabinet de toilette et sa chambre à coucher à sac. La comédienne, qui s'était caché, sortit saine et sauve de cette aventure. (voir : Affaire Marie colombier – Sarah Bernhardt. Pièces à conviction. Phototypie E. Bernard & Cie, en vente chez tous les libraires, 1884)

[II] Ponchon et Richepin fondèrent le groupe des « Vivants ». On n'ose comprendre l'allusion de Bruchard. Rappelons que Pagello était le médecin vénitien appelé au chevet de Musset et qui devint l'amant de Georges Sand.
(notes de Livrenblog)

Ami de Paul-Jean Toulet et de Jean de Tinan, Henry de Bruchard fut un fervent dreyfusard, plus hâbleur que batailleur, très vite il rejoindra la droite nationaliste, royaliste, il fera partie de la Ligue de la Patrie Française. Outre La Fausse gloire, roman contemporain il est l'auteur d' "études algériennes" La France au soleil, et de souvenirs sur l'affaire Dreyfus, Petits mémoires du temps de la Ligue, écrits "Avec haine et sans crainte".






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