lundi 16 août 2010

Je m'accuse... de Léon Bloy par Jehan Rictus




Léon Bloy. - Je m'accuse... - Paris, 1901. Editions de la Maison d'Art. 1 gr. Vol. in-18 de 189 pages.

Voilà un livre enragé et superbe comme seul peut en signer l'auteur du Désespéré et de tant d'autres volumes non moins épiques et véhéments.
Il est difficile de louer cet écrivain sans paraître épouser ses colères formidables et partager son catholicisme inquisitorial, tellement proche de l'Absolu, qu'il en paraît pour notre époque bourgeoise un anachronisme violent, poussiéreux, un tantinet dérisoire et que, réflexions faîte, on est bien aise de savoir tel.
Ceci dit, on peut se placer au seul point de vue qui nous intéresse, c'est-à-dire la somme de vérités et de talent contenue dans les œuvres d'un pareil homme.
Je m'accuse... en renferme beaucoup. C'est un pamphlet d'une virulence indicible, d'une franchise inconcevable, écrit avec une verve douloureuse et sanglante qu'il est convenu d'appeler « esprit » et que nous appellerons « humour ».
A lire ces prodigieuses insultes, ces invectives désespérées, on devine que l'auteur en souffre et saigne tout le premier et on finit par admirer un homme qui possède encore la force et la faculté de s'indigner à ce point.
Je m'accuse... a été motivé par la publication, dans l'Aurore, du roman de Zola, Fécondité, et par le rôle que joua cet écrivain dans l'affaire Dreyfus.
Donc, tout au long, Léon Bloy s'acharne avec une rage éloquente sur ce roman : il en triture, écorche, suce, vide, rejette et reprend des pages, des chapitres, des phrases, des clichés, et presque tout le temps ses critiques, nonobstant leur terrifiante âpreté, portent juste, frappent fort, de manière irrémédiable, et demeurent des vérités si éblouissantes, qu'elles en paraîtraient fastidieuses et banales si la forme frénétique que l'auteur leur a données ne les relevait.
Je taille dans les pages les moins féroces ces quelques lignes qui donnent bien le sens de tout le livre, et ce pourquoi il a été écrit, j'allais dire craché :
« J'ai déjà dit cette rage de prostituer les mots. Précisément, celui de martyre me fait penser, aux infâmes sottises de l'heure présente. On est tellement dans la viande, et l'abolition du sens des mots est si demandée, qu'il suffit de parler de souffrances pour éveiller l'idée de Martyre. Il y a des enfants martyrs, des femmes martyres, il y a même des animaux martyrs. Le sens du mot est absolument détruit.
Ces faméliques athées, qui subsistent exclusivement des reliefs d'idées laissées par l'Église sur la table d'or où tous les peuples se sont assis, et qui n'ont pas même la gratitude intestinale des pauvres chiens, - voyez comme ils déshonorent, comme ils ridiculisent cet infortuné Dreyfus qui devrait leur faire tant de pitié ! Ils ne savent lui offrir, dans son épouvantable misère, que le plus sot, le plus répugnant des lieux communs. » (page 121.)
Et plus loin (page 164) cette objurgation :
« Écoute si tu es capable d'écouter et de comprendre. Tu es né, on ne sait où, comme naissent les inexistants. Soit. On dit que tu es une relavure de Venise. J'y consens. On naît où on peut et on est ce que Dieu veut.
Mais être absolument dénué de ce qu'on nomme, depuis des siècles, l'esprit français, être un cul de plomb, un balourd congénital et continental, aussi incapable de dérider le front des autres que de déplisser le sien ; et en même temps... régner sur la France ! Voilà qui enfonce tout. Je suis forcé de le reconnaître. »
Tout le livre est écrit dans ce ton.
On peut objecter que des colères aussi lyriques dépassent leur but.
Pour l'instant, Bloy s'est arrangé de telle sorte qu'on l'a étouffé, qu'on l'a mis au ban de la littérature contemporaine et que peu à peu il en meurt. Je sais des gens qui, s'ils l'osaient, le feraient estoquer, comme un taureau furieux qu'il est. Or ils sont loin d'avoir son courage, et, hypocritement, on fait sur lui la fameuse conspiration du silence, qui est un peu la « guillotine sèche » usitée dans notre « partie ». C'est odieux, abominable, mais qu'y faire ? Il y a, comme on dit, « de sa faute ». Toutefois en dépit de la haine sournoise et des outrages, Léon Bloy n'en demeurera pas moins un Naïf colossal dont les croyances religieuses sont pour moi hors de doute, puisqu'il en crève, un Naïf qui ne se peut consoler qu'on le trahisse ou le lâche, et qui pleure et s'en confesse avec des accents quasi-sublimes : même quand ils sont orduriers.
Il semble qu'en Léon Bloy, l'Artiste soutienne un perpétuel conflit avec le Croyant. Duel atroce. Le Croyant commande la douceur, l'humilité, la résignation ; l'Artiste, non moins impérieusement, impose les vertus exactement contraires, c'est-à-dire la création qui engendre le péché d'orgueil et ses conséquences, puisque, au point de vue catholique pur, créer c'est imiter Dieu.
Voilà comment m'apparaît l'auteur de Je m'accuse... et de tant d'autres livres farouches que j'admire de toutes mes forces, tout en ne partageant ni ses haines ni ses fauves croyances.

Jehan Rictus.

La Chronique des Livres, 25 mars 1901


Revue le Beffroi, 1904. Question :
Aux poètes et à quelques écrivains qui aiment la poésie, Le Beffroi a posé les questions suivantes :
Si, pour compléter l'Académie Goncourt et sur son modèle, un homme bien renté instituait une Académie indépendante de poètes :
1° Quels seraient, selon vous, les dix nouveaux immortels à élire ? (les femmes sont admises et aussi les poètes français de Belgique.)
2° A quel volume de vers paru cette année décerneriez-vous le prix ?


Léon Bloy. - Ma réponse à votre enquête sur les poètes est simple.
Je ne connais, à l'heure actuelle et depuis longtemps, qu'un seul poète méritant une récompense. C'est Jehan-Rictus l'auteur des Soliloques du Pauvre.
J'ai très amplement motivé ce choix dans un de mes plus récents livres, Les Dernières Colonnes de l'Église, qu'il vous est loisible de consulter.



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