jeudi 23 septembre 2010

Georges Rodenbach par Jean de La Hire. 1899.


En févier 1899, dans sa revue L'Aube Méridionale, Adolphe d'Espie, signe pour la première fois de son nouveau pseudonyme de Jean de La Hire, un article en hommage à Georges Rodenbach, mort le 25 décembre 1898. Depuis juin 1898, Jean de La Hire vit à Paris et fréquente les Dimanches de Rodenbach.


Georges Rodenbach


Je ne parlerai donc, ici, que des morts ! Le mois dernier, je déplorais la perte de Jean de Tinan, je dois regretter aujourd'hui celle de Georges Rodenbach.
Et tandis que je feuillette ses livres pour en dire quelques mots, la vue d'une dédicace écrite de sa propre main et devant moi, dix jours avant sa mort, me ramène à d'autres pensées qu'à celles de critique littéraire – et un autre Rodenbach que celui de ses romans et de ses vers, un Rodenbach m'apparaît connu seulement des intimes et des quelques « jeunes » qu'il recevait avec tant de cordiale simplicité. Dans son cabinet de travail clair, joyeux de vaste lumière, que n'encombrent pas les meubles inutiles – à peine quelques bibelots sur la cheminée du style le plus moderne – dans son cabinet de travail où il recevait le dimanche, Rodenbach, en coin de feu grenat avec, à la boutonnière, le trait rouge de la légion d'honneur, une cigarette aux doigts, Rodenbach parle. Il parle avec de grands gestes, comme s'il était du Midi, mais de doux gestes lents, empreints d'une mièvre élégance, car il est du Nord ; sa voix fine emplit cependant toute la pièce, tant elle est convaincue de la chose et sûre de l'expression : et il parle longtemps, sans une hésitation, avec, dans les mots, un à-propos d'autant plus parfait qu'on le remarque à peine, avec des tours originaux ; comme pour faire pénétrer davantage la parole, le regard profond et très doux va droit dans vos yeux, vous soumet et vous persuade – et vous restez muet sous le charme de cette parole qui coule simplement sans violent éclat, mais pleine de lumière tantôt atténuée, tantôt vive, pareille à un fleuve du Nord., au moment où le soleil, au matin, le caresse, sans encore le frapper de ses plus brillants rayons.
Car Rodenbach était un causeur exquis.
La dernière fois que je l'ai vu, deux semaines à peine avant que la mort l'emportât, il nous parla de Daudet et de Mallarmé. (Un « jeune », qui venait demander au maître, une page de lui pour La Cité d'Art, une revue d'espérance, était là [I]).
Rodenbach nous dit quels délicieux causeurs étaient, chacun, bien entendu, avec la tournure très originale et opposée de leur esprit, Daudet et Mallarmé. Il termina par ces phrases profondes :
« - Daudet va si loin dans le Mystère qu'il y rencontre, toujours, la Vie. Daudet et Mallarmé, pour faire le tour de la pensée, partaient toujours en se tournant le dos : aux antipodes, parfois, ils se croisaient sur le même chemin ; la rencontre durait une seconde ! »
Je songeait, en l'écoutant, qu'entre Daudet et Mallarmé, Rodenbach, dans la conversation, ne devait pas être inférieur.
Et cependant, bien grande était sa modestie.
La première fois que j'allais le voir, il entendit naturellement que j'étais méridional. Comme je me levais pour partir, je ne sais par quoi il fut amené à dire que la plupart des « hommes du jour » étaient du Midi ; puis, avec une aimable ironie, il ajouta :
« - Aujourd'hui, pour être un grand homme, il faut être méridional. Vous connaissez sans doute le mot de Daudet. Un débutant qui n'avait pas encore débuté va le voir,
« - D'où êtes-vous ? Lui demande Daudet.
« - De Lille,
« - Comment ! Vous n'êtes pas du Midi ! Mais que venez-vous faire à Paris, mon cher Monsieur ?
« - Daudet, comme moi, vous le voyez, pensait qu'aujourd'hui, pour être un grand homme, il faut justifier d'une naissance méridionale ».
Et Rodenbach me tendit la main.
- Vous êtes, lui-je en la prenant, un exemple contraire !
Il rougit un peu, puis, prenant sans doute son parti de l'éloge, il répondit en riant :
- Si jamais je suis cet exemple, ce sera un mauvais exemple, dans tous les sens du mot « mauvais », ou une exception qui ne fera que confirmer la règle, humblement...
C'était de la plaisanterie, mais sous les mots, je vis la pensée, et jamais plus je ne fis à Rodenbach des éloges – que cependant il méritait ; - car il est des hommes qui sont plus grands que l'éloge. Depuis je suis allé voir souvent le Maître, si bon, si modeste, et dont la parole était un charme continuel.
Et plus que ses livres encore, je crois que cette parole attachait les hommes à lui, car elle pénétrait jusqu'à l'âme et forçait avec douceur la sympathie, puis, progressivement, l'affection. Nombreux en effet, étaient ses amis : Mallarmé d'abord, et E. de Goncourt, Daudet. Puvis de Chavannes, de qui il vait de nombreux dessins dont il était justement fier ; Rodin, Besnard, Champsaur, qu'il connut au Quartier latin ; Catulle Mendès, ... mais je devrais citer presque tous les hommes de vrai talent, tous les artistes, les poètes, les écrivains de grand coeur.
Rodenbach ignorait, d'ailleurs, cette jalousie que l'on croit si fréquente entre écrivains, et je comprends qu'un homme de talent qui sait estimer ses confrères se puisse facilement aimer.
Comme je lui parlais de Pierre Louÿs, qu'il admirait beaucoup, malgré la différence des tempéraments, voici ce que Rodenbach me dit un jour :
- Louÿs, dans Les Chansons de Bilitis et Aphrodite me semble un dieu grec fait homme et qui aurait dormi dans un tombeau, près d'Athènes, jusqu'à nos jours. Puis réveillés, il serait venu en France, se serait accoutumé aux mœurs modernes avec une résignation fataliste et aurait écrit un excellent moderniste français – mais en se souvenant de l'Olympe !
- Et La Femme et le Pantin ? Dis-je.
- Ah ! Reprit Rodenbach avec un fin sourire, le dieu grec a été adoré sur un autel, en Espagne, dans de l'ombre et du soleil ! Mais le socle de sa statue avait servi, jadis, à quelque Vénus antique – et le Dieu s'en souvient !...
De plus dignes d'en parler que moi ont dit le talent du poète et du romancier, le commerce délicieux de l'ami – mais, humblement, j'ai voulu jeter un adieu attristé sur la tombe à peine fermée du Maître qui recevait les « jeunes » avec tant de bonté, de l'écrivain pour qui, après avoir eu de l'admiration, j'avais maintenant une respectueuse sympathie, de l'homme enfin que j'aurais, si la Mort ne nous l'avait injustement ravi, et en continuant à le voir, profondément aimé.

Jean de La Hire.
L'Aube Méridionale, N° 12, 25 février 1899.

[I] Les Lampes de Georges Rodenbach, parurent dans le numéro 2 de février 1898 de la Cité d'Art. Frédéric Saisset y écrira l'article consacré à la mort de l'auteur de Bruges la morte dans le numéro 1, deuxième année, de janvier 1899.




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