lundi 31 janvier 2011

Ernest La Jeunesse, 22 dessins originaux.


Trouvé ce samedi un exemplaire assez exceptionnel de la première édition de Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains (Perrin, 1896) d'Ernest La Jeunesse.

On y trouve, en envoi, un poème autographe signé et daté de 1904 :
A Louis Bernières

S'il me fallait des mots pour offrir à Bernières
Ce livre qui de moi jaillit depuis longtemps
Il me faudrait des mots si doux et si touchants
qu'ils attendriraient les lionnes dans leurs tanières

C'est qu'il qu'il n'est pas besoin de myrrhe ni d'encens.
Il s'agit des débuts, des ardeurs éphémères
Et sûres, des efforts et des révoltes fières
Qui nous dressent aux temps ou lointains ou récents.

On lutte, on a lutté, nous lutterons encore !
Les préjugés sont là, les ennemis aussi,
Le bourgeois, dignement, s'unit à la pécore !

Nous laisserons-nous vaincre ? Ou vaincrons-nous ? Oh si
La victoire jamais appartint au courage
Elle est à nous, à moi, le fol, à vous, le sage !

Ernest La Jeunesse
Janvier 1904
Et dans les marges du livre des dessins originaux à la plume, par l'auteur ; en tout vingt-deux portraits-caricatures d'écrivains.

Anatole France

Maurice Barrès


Pierre Loti

René Doumic

Paul Bourget

Jules Lemaître

Alphonse Daudet

J.-M. de Heredia

Tristan Bernard

Henri de Régnier

Catulle Mendès

François Coppée

Gustave Kahn

J.-K. Huysmans

Paul Hervieu

Jules Renard

Henri Rochefort

Pierre Veber

Octave Mirbeau

Jean Lorrain

Georges d'Esparbès

Jean Moréas

En 1913, la réédition de Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains, sera augmentée de soixante croquis qui ne recoupent pas toujours les dessins de notre exemplaire, entre temps, en 1899, La Jeunesse donnera pour Talentiers, Ballades libres par Le Roi Lear [André Ibels] (Bibliothèque d'art de La Critique), de nombreux portraits d'écrivains dans le même esprit. Le 3 octobre 1901, il illustrera, toujours de ses portraits-caricatures, un numéro de l'Assiette au Beurre ("Les tu m'as lu !" Tu ne m'as pas regarder ?).

Voir au sommaire du n° 8 de la revue Histoires Littéraires, l'article d'Eric Walbecq, Ernest La Jeunesse, quelques portraits, sur un exemplaire sur japon, avec dans les marges une centaine de dessins de même facture.



vendredi 28 janvier 2011

Francis Poictevin par Gustave Kahn




Gustave Kahn, dans la Revue Indépendante, N° 16, février 1888 (repris dans Symbolistes et décadents, Vanier, 1902), consacre un article à Francis Poictevin et plus particulièrement à son volume Paysages (Librairie de la Revue Indépendante, 1888).

Paysages

par Francis Poictevin

Entre tous, M. Francis Poictevin est un artiste sincère et ému. Tourmenté, perpétuellement inquiet du but même de son art, très soucieux des moyens d’expression, inquiet des lignes générales de la sensation, il est de ceux qui poussent le plus vers l’achèvement définitif une page, et non par la surprise du mot, ou l’accord fortuit des sonorités, mais par la recherche d’un ordre logique des mots étiquetant chacun une des variations de la sensation.
L’ordre de sensations qui se meut à travers ses livres est une contemplation des choses de la nature en leur accord avec l’âme humaine ; avec la sienne surtout, prise comme exemple, car c’est la seule qu’il puisse connaître à fond ; non qu’il ne se permette hors de lui-même des divinations, qu’il ne tente de se rendre compte de ce qui peut se passer derrière les grilles perpétuellement closes d'un hôtel vieilli, qu’il ne tente d’animer des profils de jeunes filles, ou des silhouettes d’êtres rencontrés au hasard des courses à travers les paysages ; mais ces êtres sont silhouettes ou symboles destinés à marquer les différences entre lui et les autres hommes, et à faire comprendre sa façon différente de saisir et de traduire les phénomènes d’aspect qui, à travers sa rétine, arrivent à son cerveau.
A cela, que l’on joigne une grande inquiétude de l’être vrai, latent sous les apparences et les illusions de présences féminines ; puis, que chez l’écrivain, homme avant tout de foi, s’est lentement façonnée une manière de panthéisme mystique qui empreint de mouvements quasi humains les eaux, les arbres et les lignes d’horizons : et l’on aura la clef de la disposition des idées chez l’auteur des Songes.
Le drame étant ainsi compris, c’est-à-dire un personnage unique jouissant ou souffrant par la variation des minutes de la vie extérieure, il est fort inutile à M. Poictevin de donner à ses livres une affabulation compliquée ; l’extériorité du drame est toujours, en tous ses livres, homologue : un être souffre ou jouit de la réaction des choses ; deux êtres unis souffrent ou jouissent de la réaction du présent et des souvenirs et des sites sur eux, et vivent d’une vie commune remplie par les rêves divergents qu’inspirent les mêmes faits et les mêmes lignes vues par des cerveaux différents. L’historiette qui fait le fond du roman est en général quasi superflue ; et M. Poictevin arrive en ce livre de Paysages à la supprimer et se lier à la juxtaposition des sensations pour évoquer, par leur série, le symbole d’une année de vie sans incidents autres que les déplacements de Paris à divers littorals.
Deux parties : d’abord, les Paysages — c’est-à-dire des essais de rendre en quelques lignes un aspect fugace.
« C’était, sous un jour pluvieux, le jaune mouillé du phare du Cap, vers Bordighère, dans le ciel une nappe citrine laissant transparaître à son milieu un vert d’iris. Au-dessus de la mer se développait une bande gris lilas à déchiquetures. Peu à peu des nues à gauche se trempant fanées, elle s’étendit devant le ciel même, plus doucement que lividement violâtre. Et la mer se mouvait en une somptuosité vieux-vert teintée d’améthystes. »
Et s’animent ainsi des coins de Paris, de Menton, de Toulouse, des salles d’attente où l’attention se fixe sur tel ou tel être caractéristique autour duquel s’ébrouent des formes vagues, des sites de Luchon, des Pyrénées, de Fontarabie, du pays basque, de la Bretagne, de la Suisse, du Rhin, de la Hollande, des notations au Bois de Boulogne, sur les cygnes du parc Monceau, et, brusques, des théories sur le choix des fleurs, puis un été en Normandie détaillant de longues courses, des haltes pour pénétrer l’accord de l’autochtone et du paysage, etc...
A cette forme, à ce rendu strict de la nature cherchée par l’artiste, l’écueil se présente que devant les variations infinies et menues du décor le mot très précis et juste ne se trouve pas, ou que le mot trouvé, quelque peu technique et lourd, ne rende qu’insuffisamment les légères différences qu’il note ; encore, ce danger, qu’à étudier aussi consciencieusement qu’un peintre impressionniste les intimités des choses et les variations de leur couleur, l'œil ne s’hypnotise et ne traduise plus que de pures impressions mentales et un peu déviées. Mais M. Poictevin se tire presque toujours de ces complexes difficultés.
Toutefois nous préférons infiniment à ses Paysages les Nouveaux Songes dont la chatoyante théorie clôt le volume. Ici plus de rendu strict ; l’auteur est en son pur domaine du rêve vécu.
« Sur le vapeur de Honfleur au Havre. — Dans cette foule bigarrée, réellement gênante, qui semblait empêcher toute contemplation, car cette rumeur et ce trépignement couvraient le silence si peu frissonnant des eaux, une jeune fille se distinguait. Elle s’abstenait — cela à son insu, on le sentait bien — de ce qui eût pu prêter à une remarque même la plus favorable. — Un costume laissant une impression avenante, sans éclat gai. Je ne sais quelle pudeur baignait son regard, ne le noyait pas ; les joues avaient un jaune rose moite où hésitaient de percer quelques grains de beauté, flavescences d’aurore. Les sourcils écartés, clairsemés, un peu irréguliers à leur naissance, mais non sans douceur, indiquaient dans leur courbe une imagination qui ne se rabaisse. Le nez futé ne se relevait trop accommodant. Les dents serrées sans heurt gardaient une pâleur nacrée. Et le menton mignon, sans avancer, disait quelque volonté, muettement exprimée par les incarnadines lèvres, à intervalles, pressées, mordillées à peine. Sous le chapeau de paille à bords relevés je voyais le front se bomber, les tempes plutôt creuses, les petites oreilles s’ourler esthétiques, comme transparentes, la chevelure se dessiner châtaine plus que blonde.
Si gracieuse surtout demeurait la pose, tout gentiment, tranquillement changeante. Parfois, la tête avait un joli mouvement minime en avant dans une attentivité non tendue. Etait-elle nubile, cette jeune fille ? point que n’élucidait qu’avec un mystère une rougeur indécise, pénétrante et charmeuse, teinte dernière de ce visage, ne contrariant pas, tout au contraire, l’humide brume brunâtre des vifs yeux, presque tendrement réservés sous leurs longs cils soyeux. Lorsqu’elle dut s’éloigner, la jeune fille, je crois — foi plus chère, plus positive que toute science — qu’un prompt regard intact a coulé d’elle furtif vers l’admirateur comme vers ce qu’on ne voudrait laisser supposer oublié. »
Dans ces Nouveaux Songes, vision plus personnelle adaptée aux traductions des paysages, comme dans le livre déjà paru des Songes, l’œuvre maîtresse de M. Poictevin, toujours une profonde réflexion des lieux, des peintures, des aspects de foule, en une âme qui sait en ouvrer un entrelac sûr et personnel. Parfois, l’écrivain s’attarde à cette quasi-impossibilité de lutter avec des mots contre les couleurs et les lignes (les couleurs et les lignes étant vues comme des directions intellectuelles de sa pensée). Ces visions de civilisé très compliqué, très analyste, hanté de besoins d’abstraction, sont-elles bien les traductions des tableaux qu’il étudie ? Les hâvres qu’il se crée en des paysages presque lyriques, et féminins et imaginaires, sont-ils des paysages réels ? Il importe d’ailleurs fort peu.
Parmi ceux qui croient que la réalité subsiste surtout dans les rêves, peut-être uniquement dans les rêves, et que les choses et les êtres seraient création nulle et tout au plus mauvaise sans un large instinct de solidarité, M. Poictevin est un des plus doués intellectuellement, un des mieux munis pour traduire son intelligence.
Il évoque, une manière de Lucrèce mystique, et aussi de Théocrite ayant remarqué que les pâtres font tache dans le paysage choisi où les artistes païens les placèrent. Au moins sait-il qu’ils ne comprennent pas la féminéité de ces lignes naturistes, et qu’il vaut mieux les en élaguer, eux et leurs aspirations. Son livre actuel est un des plus complets dans une œuvre où, sauf les livres de début, tout a chance de rester de par la conscience et la sincérité de l’écrivain et par la valeur des phénomènes étudiés.

En complément ce court article non signé dans Lettres au Châteaux. H. Le Soudier éditeur, 1888.

Paysages de Francis Poictevin

Francis Poictevin n'écrit pas comme tout le monde ; il a un stylé imagé et parfois d'une compréhension difficile, mais qui ne manque pas d'un certain charme lorsqu'on veut se donner la peine d'approfondir le. sens qui se cache sous un coloris qui étonne. Comme cette musique orientale qui emploie des tonalités qui choquent l'oreille dès qu'elle éclate et à laquelle on finit cependant par s'habituer, que l'on écoute d'abord avec curiosité et dont le rythme étrange berce avec des douceurs pénétrantes, la « manière» de M. Francis Poictevin a ses grâces, et le coloris de son style est plaisir de délicats.

« Selon une amie, femme toute personnelle, c'est dans un oratoire de la Vierge ou dans là chambre d'une morte que doit être la fragile tubéreuse. La blanche fleur, à la tige d'un vert déclinant, se marie aux cierges qui brûlent, et son parfum doucement prenant emporte au delà de la vie.
L'anémone blanche du Japon, une nacre pulvérisée dans un tissu d'Orient d'une finesse extrême. Quel vert d'un satin pâle de l'ovaire espérant le jaune vivant, charnu et pâle des étamines ! quelques pétales sont rosés suavement, et le contraste des feuilles de forme pareille à la vigne vierge, mais d'un vert dur, rend plus gracieuse, presque trop sensible la fleur sans parfum.
A regarder tout près la giroflée, elle n'a pas l'apparence commune qu'on lui prête. Son calice violet va presque rougir, il laisse éclore les pétales jaune-souci veinés de roux, et il s'ouvre dans un caprice. Elle est bien, aussi par son parfum sauvage sans amertume, la fleur des ruines ; ses feuilles au vert solide, étroites et longues, les unes violacées à la pointe, semblent les coquettes gardiennes des murailles ensoleillées. »

Francis Poictevin dans Livrenblog : Remy de Gourmont, Félix Fénéon, Paul Verlaine. Henri de Régnier. Ludine : Poictevin et Juliette Adam.


Voir le texte de Gourmont sur Poictevin pour le Livre des Masques et les notices consacrées à Presque et Heures, sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont.


jeudi 27 janvier 2011

Henri Pagat : Le Baron Pangorju.



Sur Henri Pagat on peut lire dans le Dictionnaire National des Contemporains publié sous la direction de C. E. Curinier, Tome 1er, Office Général d'édition de librairie et d'imprimerie, page 55 :

Henri Pagat : Auteur dramatique et romancier, né le 11 janvier 1886, à Paris. Il fit ses études aux lycées de Vanves et Condorcet, suivit les cours de la Faculté de Droit et prit successivement les diplômes de licence et de doctorat. M. Henri Pagat a publié plusieurs romans d'observation gaie et de satire politique : la Bonne en Or (1882) ; Evangile d'Amour (1883) ; le Baron Pangorju (1884) ; Pangorju an pouvoir (1890) ; les Funérailles de l'argent (1897) ; le Jeu de l' Amour et du Suffrage Universel (1898). Il a donné des nouvelles à la Revue des Lettres et des Arts, au supplément du Petit Journal, au Figaro illustré.
Au théâtre, il a fait représenter : la Fermière, drame en 5 actes (en collaboration avec M. Armand d'Artois) (1889), et les Yeux, pièce en 5 actes (1898).
Sur Le Baron Pangorju, quelques lignes parurent dans les Lettres aux Châteaux (H. Le Soudier éditeur, 1888) :

Le livre de M. Henri Pagat, Le Baron Pangorju, est une excellente critique de cette fièvre du « paraître » qui s'est emparée de notre siècle et incite la bourgeoisie à faire à faire des dépenses au-dessus de ses moyens, à se revêtir de titres nobiliaires achetés à beaux deniers comptants. On fait rire de soi, on se ruine, et l'honneur des familles sombre dans la catastrophe finale et prévue.

Sur l'homme on retiendra ce souvenir de Léon Daudet dans Quand vivait mon Père, souvenirs inédits sur Alphonse Daudet (1940) :

"Il venait aussi à la maison un garçon de grand talent, Henri Pagat, ayant le sens du comique des infatués, des mêle-tout, des friseurs de leur moustache" (p. 197)
Henri Pagat : Le Baron Pangorju. Edinger, 1888, 12x19 cm, 372 pp., couverture et frontispice d'A. Willette.


mercredi 26 janvier 2011

Mallarmé. Dr Edmond Bonniot : Notes sur les Mardis.


Notes sur les Mardis



En 1892, Edmond Bonniot, alors étudiant en droit - il se tournera, plus tard vers la médecine et en épousant Geneviève deviendra le gendre de Mallarmé - se rend pour la première fois, 89 rue de Rome. Dès sa première visite au Maître, rentré chez lui, il note ce qu'il a entendu lors de la soirée. Devenu un habitué des Mardis, il continuera à noter les propos marquants de Mallarmé. Les Marges, le 10 janvier 1936, publie quelques-unes de ses notes :


27 décembre 1892.

Première visite au Maître. Nous sommes d'abord seuls. On parle musique. Il va, nous dit-il, au concert le dimanche par simple souci de propreté, pour se laver des paroles entendues la semaine.

Puis on en vient à son Art. Il ne faut pas, expose-t-il, traduire les choses à même et directement (elles sont plus belles dans la nature) mais les regarder par côté et les suggérer. Je me réjouis, dit-il, en pensant que bientôt je vais enfin pouvoir faire de la littérature. Arrive du monde. A propos des fautes d'impression de son ouvrage « Vers et Prose » il nous fait remarquer comme très bizarre celle d'exotique de la prose pour des Esseintes : impression générale produite sur l'ouvrier par la lecture du poème où ce mot ne se trouve pas une seule fois.

On cause du Parnasse. Un fâcheux Dubus ramène toujours la conversation au niveau du fait divers ; le Maître cherche à l'élever par maintes réflexions à larges horizons : Le cri du jour maintenant, celui seul qui remuera les masses sera au voleur. Les différends ne peuvent se vider dans le Parlement et n'ont leur solution que sur le terrain. Un roi possible 'offusque, car le littérateur est obligé au respect et ne peut plus alors se croire le premier. A propos d'un récent article sur Banville, qu'il croit bon, il dit que le devoir du poète est de transposer les faits de nature, que cela nous le tenons de notre vieux fond gaulois et que Descartes avait à ce sujet le joli mot d'entendement. Attention si délicate à notre adresse : parlant de Villiers de l'Isle Adam, auquel sept ou huit jeunes gens rendent un culte, se réunissant dans un local séparé où sont ses oeuvres, le lisant, le sachant par coeur : - « Ah, s'il avait su çà ! » dit le Maître avec l'inflexion lointaine de sa voix.


3 janvier 1893.

La conversation s'égare quelque temps, grâce à la présence de Rodenbach qui semble un peu tête de linotte et cause très banalement de Vigny, de Baudelaire, du satanisme. Une autre flûte, M..., vient interrompre par sa crudité l'atmosphère de rêve. Nous pouvons cependant faire parler le Maïtre sur le Ballet. Il nous conte l'anecdote d'un homme qui, lorsqu'il avait une idée, se collait un pain à cacheter sur le front. Tout alors dans la maison, femme, enfants, domestiques, devaient faire silence. Moi, dit-il, en se touchant le front du doigt, j'ai toujours une danseuse là, puis très en verve, il nous tient sous le charme, développant et commentant son article Ballet. La danseuse un flocon de neige, un rien, étranger, crée elle-même son décor et sa signification : elle doit tout faire, excepté danser. L'artiste qui personnifiait cet art, déchu après elle avec l'intrusion des danseuses italiennes, fut la Guimard. A ce propos, il nous conte son enthousiasme pour les siècles Louis XIV et Louis XV et se sent pour cela seul, fier d'être d'un pays qui a produit un tel effort d'art.

Entre temps, il nous avait fait voir son portrait à l'huile par Renoir, qui lui donne, suivant son expression un « air de financier cossu » et où il ne se sent pas. Le fait est que le peintre a donné une apparence concrète et matérielle à ses traits de rêves au lieu de les refouler dans l'abstraction, ainsi que l'a si bien compris Whistler dans la petite lithographie de son livre.

Et à ce sujet, exquis aperçus sur la peinture contemporaine : les impressionnistes le séduisent parce que leur esthétique est près de la sienne. Ils laissent deviner plus qu'ils n'expriment. Le souvenir de Manet plane à ce moment sur sa bouche. Whistler est l'artiste qui vise à ce que tout ce qui sort de lui soit un chef-d'oeuvre. Cela ne veut pas dire, selon lui, la perfection, (où, est-elle ?) mais une oeuvre telle que l'artiste après l'avoir conçue, ne l'abandonne que lui sentant un caractère aussi grand que possible d'impersonnalité. C'est quelques chose de survenu, de tombé du ciel, ainsi fait et tel, si bien que l'apparition de son nom au bas lui répugne alors comme un acte personnel et importun, et qu'il signe d'un rien gracieux, un papillon.

Il conclut : Whistler, c'est encore de l'ancienne peinture, mais dans quelles mains !


10 janvier

Il sera donc dit que nous ne pourrons aller chez le Maître sans qu'un être désagréable n'y détonne. Aujourd'hui, c'est un nommé Doncieux, sorte de dilettante mondain, également compétent en tout, parlant de tout avec le même aplomb, du même ton de voix rigide, superficiel et bête et visant à être toujours charmant.

D'un tel afflux de pompeuse vacuité, sauvons quelques riches épaves tombées de la bouche du Maïtre qui de plus en plus, se reployait en lui, tel un escargot en sa coquille.

A propos d'Avignon : le Palais des Papes, le soir, semble retenir le soleil. Les voyages ne le séduisent plus. Il ne cherche plus des décors divers ; les bonnets, les petits châles en pointe des Arlésiennes ne l'amusent plus. Il est dans un état d'esprit qui demande un paysage abstrait : la forêt, les grands champs, Fontainebleau lui donne l'impression qu'il aime.

Le Maître paraît fatigué : nous nous retirons de bonne heure.


17 janvier

Délicieuse soirée. Nous ne sommes que trois chez le Maître et il a été si ouvert, si intime ! Il nous a donné la primeur d'un sonnet et d'un fragment d'article. Il s'agissait des récentes polémiques qui ont accompagné la mort de l'abbé Bouland. Le Maître y développe cette idée que le littérateur ne connaît d'autre formule magique que la magie des mots. Ils nous entraîne peu à peu dans les arcanes de sa pensée, nous confiant que lorsqu'il se sent fatigué de lire, il lui suffit de fixer quelque temps les objets pour que s'en dégage le signe pur. Cet objet, dit-il, je le lis. Cette faculté, sorte de condensation en un seul de ce qui manque à maints autres, suffit à absorber l'existence d'un homme, et pour prix du service rendu, les contemporains devraient lui donner la vie en échange. On peut par la série des rapports et l'harmonie de l'Univers, constituer une sorte de corps de doctrine rien qu'avec des mots et faire de la littérature comme une théologie.

Anatole France, dit le Maître, m'appelle logicien. Il croit peut-être que je suis ainsi comme on est voleur, honnête homme, etc... Il ne s'aperçoit pas que l'avocat aussi qui défend toutes espèces de causes est logicien. Il ne comprend pas ce qu'est la logique éternelle. Puis il parle de cette défiance, ce mauvais vouloir que rencontre la poète autour de lui. Si on l'invite avec tant d'insistance à des dîners qui l'assomment, c'est parce qu'on peut se réjouir de le tenir ligoté pendant quelques heures, de l'empêcher d'être soi-même, de lui donner l'impression de néant.

Il a la sensation, quand il sort de sa classe, que les mères des enfants lui en veulent de ce qu'il ne donne pas à leur progéniture et, à ce sujet, il nous conte cette anecdote :

A la fin de la classe, un jour, un enfant, le fils du cirque Fernando, s'approche de lui et lui poussant le coude d'un petit air d'intelligence, il commence : M'sieu, maman m'a parlé de vous. Ah ! - M'sieu, elle m'a dit ce que vous faisiez. - Vraiment ! - Mais, oui, vous savez bien, le soir ? - Comment cela ? - Mais oui M'sieu, je voudrais bien un jour aller vous entendre chanter au concert des décadents.

Et voilà, ajoute le Maître, le symbole de ce que l'on produit sur la foule. On est une espèce de pitre.

Auparavant, ils nous avait donné l'avant-goût d'un livre projeté dans lequel, partant de ce principe que nous ne recevons pas l'idée fatalement, et qu'elle ne s'impose pas à nous, mais que nous la créons et sommes le maître de sa destinée, il campe son idée en face de lui, lui fait subir tous les détours qu'il lui plaît, se fait tour à tour son coiffeur, son architecte, etc..., puis, à la fin devient chirurgien et lui supprime tout à coup l'existence parce qu'il appelle « l'opération ». Livre plein de régals probables et qu'il voudrait non dénué absolument de sens pour tout le monde, de façon que (comme la bonne, entrant pendant une oeuvre de piano de Schumann, trouve cela beau parce qu'elle n'est pas rebelle à l'harmonie des accords), de même le passant y trouve un sens qui le satisfasse et soit l'équivalent de ses trois francs cinquante. Il croit comprendre et, selon le mot du Maître, cela n'en est que plus sinistre.

Pour finir un petit considérant tu : toute phrase d'accord avec la syntaxe n'est pas inintelligible.


24 janvier.

Je me demande quel rêve (autre malheureusement que le seul désirable, qu'il soit un poète) pourra faire la mère berçant son enfant.

Quel beau poème il y aurait à faire sur Eiffel, que sa tour même n'a pas protégé.

Parlant de littérature anglaise, il manifeste une totale admiration pour de Quincey.


31 janvier.

La grande consolation, la satisfaction, l'orgueil de l'artiste, qui est l'homme traqué de la société, en somme, c'est de se sentir absolument en dehors et au-dessus du monde officiel (académie, décoration), dans le jeu de qui il n'a droit d'entrer que si son pain n'est pas assuré et uniquement dans ce but.

Le Maître croit que si on a la force de supporter l'alcool, il augmente les facultés de l'artiste. A ce propos, il détruit la légende prétendant que Poe buvait : il n'a bu qu'à la fin de sa vie, poussé par les chagrins de la mort de sa femme et de la misère. Sa mort fut atroce. Il était tombé accablé sur un banc n'en pouvant plus de misère et de faim, quand il fut englobé dans une meute qui raccolait les gens pour les mener au vote, les grisait et les poussait à l'urne. Quel a dû être la torture de ce malheureux qui avait toujours eu l'horreur de la canaille. Les trois derniers jours de sa vie ont été une vraie passion.

A propos de ponctuation, le Maïtre trouve les trois points canailles... Il en fait toujours supprimer un au typographe. Il se sert du point d'exclamation pour relever une phrase en son cours. Dujardin, lors de la Revue Indépendante, en ayant été étonné, il lui envoya ses deux vers :

Ce point, Dujardin, on le met

Afin d'imiter un plumet.

Il trouve le point d'interrogation inharmonique et le tiret non typographique.


14 février.

28 février.

Au sujet des trophées de Heredia, le Maître trouve que le livre ouvert, lisant deux sonnets quelconques se faisant face, on entend à travers la page se répercuter l'écho de tous les autres. Il y trouve un étonnant souci du vers mais la phrase qui les enfile n'est pas belle de même, d'ailleurs, que chez Leconte de Lisle.

Parlant des devoirs du poète et disant qu'en somme les sentiments dont il doit s'occuper sont transposés au dessus de l'humanité (exemple la gloire) extraordinaires, monstrueux, il raconte que Rodin, venu le voir lui dit un jour : Mais vous êtes un monstre. Je l'espère bien, répondit le Maître, et sa figure, nous le contant, prend une expression juvénile et joyeuse qui n'est pas de la terre.


17 octobre 1893.

Dans une excursion à Moret, rencontre de Sisley devant l'église qui est un chef-d'oeuvre. Il lui semble que ce peintre saisit bien les accrocs de la lumière sur la pierre, mais ne rend pas le sentiment de sa solidité comme le fera probablement Monet dans sa série des cathédrales de Rouen.

« L'erreur au sujet de la forêt de Fontainebleau provient de ce qu'on a voulu en faire la Forêt, tandis qu'elle ne devrait être qu'une série de délicieux taillis entrecoupés d'ouvertures où la lumière se jouerai à son gré sur les roches, les colorants de façon multiple ; d'où l'hérésie de ces semis de sapins uniformisant la grisaille de celles-ci. »

Le Maître dit ne point comprendre les peintres s'installant devant certains troncs qui ne peuvent jamais être sur la toile aussi beaux que nature. La peinture n'a de raison d'être que pour un oeil spécial traduisant des impressions véritablement créées par le cerveau de l'artiste. C'est une folie inutile que de reproduire un tapis d'orient.

A propos de Versailles, c'est le seul endroit de la nature où il soit permis de penser en se promenant.

Le rêve du Maître : relire le Discours de la Méthode sous une allée de tilleuls.


24 octobre.

Feu d'artifice aussi beau que telle page de Spirite de Gautier ou de Puissance de la parole de Poe.

Projection, trajectoire d'une pensée pure. Il viendra probablement un jour où par un jeu de clavier électrique se dessineront en la nuit des motifs : paon, galère, etc...

Quelle différence, disait Villiers, entre pan orthographié ainsi qui rend simplement le pétard de la fusée et pa a a on faisant la trajectoire vivante.

Les rampes d'illuminations dessinant les lignes principales d'un édifice, semblent l'affranchir de son peuple qu'il a vomi. Ces réjouissances ont un caractère funèbre, infernal. La mort donnant une fête le ferait ainsi.

La foule ! Le mystère qui gît en elle : son enthousiasme va à un amiral, homme lointain, prestigieux et passe au-dessus de la tête de celui-ci vers un inconnu, quelque nation éloignée, amie.

A propos du Parnasse : la tentative qu'il poursuivait était merveilleuse, mais il a dévié. Dans Gautier le mot acquiert toute sa valeur et semble vraiment impersonnel. Emaux et Camées est le livre de crise, cela semble un bouquet dont les fleurs seraient montées, les tiges absentes.


7 novembre.

Sur les devoirs de la poésie : il ne faut sortir le vers fulgurant qu'après l'avoir préparé en-dessous comme un thyrse doit être enguirlandé sinon ce serait une canne ou comme un joueur à l'épée opère plusieurs tours ou feintes avant de porter le coup droit.

Pendant une audition de Saint-Gervais, l'idée venue au Maître que les voix seules sont le complément de l'orchestre, étant semblables à lui dans l'ensemble ou le contraire. Et l'orgue informe des deux tiendrait le milieu.

Dr Ed. Bonniot.


mardi 25 janvier 2011

Albert Samain par Francis Jammes.







Léon Bocquet : Albert Samain, sa vie, son oeuvre. Préface de Francis Jammes. Société du Mercure de France, 1905, 284 pages.

Préface

Le front d'Albert Samain se ridait comme se ride celui de ma mère : de bas en haut. Le bras avait ce geste élégant d'une cigogne qui ramène en arrière sa patte. Il avait le corps et la face minces. Le regard bleu, sous un binocle, devenait parfois céleste, c'est-à-dire remontait et blanchissait. Dans ces moments, sa tête se renversait et ce regard s'élevait encore jusqu'à disparaître sous les paupières, qui se fermaient un court instant. De nouveau, le geste élégant de la cigogne, qui ramène en arrière sa patte, reprenait. Les doigts semblaient accrocher de l'invisible. Puis, à la table devant laquelle il était assis, Samain s'accoudait. Et, tandis qu'il lançait une épaisse bouffée de cigare, la paupière battant encore, la tête de plus en plus renversée, il me regardait attentivement.
Albert Samain était un cygne. Je ne m'exprime pas presque pas, ici, au figuré. Du cygne, il avait l'harmonieuse roideur et le regard. Ce n'est point le regard acéré, furieux, blessé, de l'oiseau de proie, mais l'impassible regard de la bête sacrée qui se détacha et s'envola de la frise du temple, le regard qui ne reflète que l'apparence des choses qui s'écoule, sous lui, dans les eaux du fleuve. Du cygne, il avait la glaciale et triste attitude née peut-être de cet orgueil d'avoir un jour couvert Léda. Cygne ami de l'ombre ! Je l'aperçus voguant, épanoui, sur l'étang du Jardin de l'Infante.
L'eau s'enfonçait, indéfiniment verte, dans des bleus infinis. Des belles, attardées et renversées sur la mousse parmi des tulipes et des cristaux, offraient en gémissant les fruits ronds de leurs robes-à-paniers à des Lindors exaspérés :

Les gondoles sont là, fragiles et cambrées,
Sur l'eau dormeuse et sourde aux enlacis mourants ;
Les gondoles qui font, de roses encombrées,
Pleurer leurs rames d'or sur les flots odorants.

(Au Jardin de l'Infante.)

... Mais lui, le cygne, il ne détournait pas la tête. Il n'écoutait pas la soie frissonner sous des mains savantes, ni le bourdonnement des mandores uni au crépitement sec et léger des sphinx nocturnes, ni le froissement des oiseaux ni les cris de volupté doux et rauques gémis par les Pierrots de Beardsley dans l'ombre lunaire, au pied des statues et des urnes. Il n'écoutait pas les murmures de cette splendeur que lui-même engendrait comme un nouveau Jupiter-Cygne, non plus que la marée montante de sa gloire... Il n'écoutait que les cloches d'une église qui sonnaient là-bas, je ne sais où, dans un pays qui n'est pas le mien, dans la contrée où sont les choses que l'on ne voit pas. Il n'écoutait que le carillon de cette église des Flandres, de cette église où priait une vieille femme.

Francis Jammes.



Clément Privé : La Chanson du noyé.


La Chanson du noyé

C'est au fond, tout au fond du fleuve,
Que ma carcasse, à la fin veuve
De son âme, tranquillement,
Au pied d'une estacade neuve
Se décompose en ce moment.

A moitié couverte de bourbe,
Trouée en tous sens par la tourbe
Des larves et des vers puants,
Parfois étreinte par la courbe
De l'anguille aux anneaux gluants.

Leur cohue innombrable grouille
Dans mes entrailles, qu'elle fouille
Avec des mouvements joyeux :
De temps en temps une grenouille
Me regarde avec ses gros yeux.

Dans l'eau verte la perche passe,
Avec la tanche ronde et grasse
Et la carpe au ventre argenté ;
Le brochet gourmand, à la trace
Suit le goujon épouvanté.

Par la vitre de l'eau profonde,
Je revois la friture blonde
Et le vin bleu que je buvais,
Lorsque j'étais encore au monde,
Avec la femme que j'avais.

Clément Privé (Beaumarchais, N° 7, 21 novembre 1880)

Clément Privé, le véritable auteur d'un sonnet "mallarméen". Poèmes et Nouvelles suivis de Chroniques du Chat Noir. Préface de Jean José Marchand. Présentation et notes par Hocine Bouakkaz. Aux Baillis-en-Puisaye. 2009, 15 x 21 cm, 312 pages.

Voir la notice sur Clément Privé par Hocine Bouakkaz sur le site Les Commérages de Tybalt.


lundi 24 janvier 2011

Huysmans, conversion et spiritisme.


En 1908 Gustave Boucher (1863-1932) publie à Niort, hors commerce, une brochure de 32 pages, tirée à 200 exemplaires, Une Séance de Spiritisme chez J.-K. Huysmans. Quelques années plus tard, 1910 ?, une nouvelle édition sort chez G. Ficker, à Paris, avec le fac-similé d'une lettre de Huysmans, deux photographies, le tout précédés d'une lettre de Lucien Descaves.

Gustave Boucher est né à Niort, il était secrétaire du comité Poitou-Charentes d'ethnographie et d'art populaire, et dirigera la revue Le Pays Poitevin (Ligugé. 1898-1900 / 1906). En 1892 il assiste à une séance de spiritisme, rue de Sèvres, chez Huysmans. C'est en catholique, qu'il interprète les phénomènes spirites. Son ami Huysmans "croyait, au début de sa conversion, à la nécessité de [...] faire traverser [à ses amis], ce qu'il appelait avec son outrance coutumière "les latrines du surnaturel" (préface).

Mon cher ami,
Vendredi doit venir un medium, accompagné peut-être d'une voyante - C'est pas une raison pour qu'on voit quelque chose - Enfin, si ça vous intéresse, venez voir ces déconcertantes ordures - à 8 heures - si elles se montrent !
Bien votre

En 1898 lorsque Huysmans se rend à Ligugé pour y faire retraite, Boucher, dans sa revue, prend la défense de l'auteur d'En Route, alors aux prises avec une partie du clergé.


J.-K. Huysmans en Poitou


« M. B... invoque sa qualité de prêtre pour apprécier la conversion de M. Huysmans ; peut-être pourrait-il s'en souvenir quelque peu pour être plus miséricordieux, et se rappeler que la grâce divine est multiformis. »

Semaine religieuse d'Avignon, 8 octobre.


L'installation de M. J.-K. Huysmans à Ligugé a été l'occasion de nombreux articles et de polémiques dans la presse. Une brochure d'un prêtre déjà connu par ses outrages à la mémoire de Mgr Darboy, et distribuée gratuitement par un petit syndicat d'adversaires de M. Huysmans, a causé quelque émotion. La question Huysmans, puisqu'il y en a une, est aujourd'hui une question bien poitevine ; nos lecteurs nous saurons gré de mettre sous leurs yeux deux fragments typiques d'articles récents qui pourront éclairer leur religion.
Ajoutons que M. l'abbé Mugnier, premier vicaire de Sainte-Clotilde, prépare, sous le titre de Pages Catholiques, une sélection des oeuvres de M. Huysmans. Dans un chapitre liminaire, il analysera les opinions des véritables théologiens sur la conversion de son auteur, et en montrera les conséquences heureuses sur nombres d'âmes ramenées à la lumière par la lecture de ses derniers ouvrages.

Gustave Boucher.


Huysmans et l'église

M. George Jubin, après avoir reproduit la nouvelle de l'installation de M. Huysmans à Ligugé écrit :

Il n'en faut pas plus pour réveiller l'ardeur des intransigeants du clergé, qui, non contents de la religiosité évidente de Huysmans, découvrent dans En Route et dans la Cathédrale des traits d'hérésie. Cette hérésie, ils la nomment « Durtalisme », du nom de Durtal, le héros préféré de l'auteur. L'abbé Belleville, le chanoine Ribet, menèrent campagne contre Huysmans, en qui déjà ils soupçonnaient l'existence d'un futur Léo Taxil, avec, en plus, du talent...
C'est à dégoûter vraiment les esprits supérieurs de se tourner vers l'Eglise catholique. Celle-ci est bientôt pour eux plus dure que pour les incroyants et les athées décidés : et Huysmans fait l'expérience de ce qu'elle peut, parfois, à force d'intransigeance, faire gagner à la cause adverse (1).
L'écrivain, du reste, ne s'émeut pas pour si peu. Il est convaincu de la nécessité de la retraite. Il est tenace. Il se retirera donc, coûte que coûte, près de quelque cloître ami du silence et favorable aux écritures paisiblement réfléchies. La petite communauté d'artistes, de littérateurs et de simples gens de coeur et d'esprits sincères, qu'il compte fonder à ses côtés, dans cette retraite, est aussi dans les mêmes intentions. On assistera donc à ce curieux spectacle d'hommes instruits, délicats, pleinement conscient de la civilisation présente, et qui, délibérément, pour penser mieux et travailler plus à l'aise, se séparerons du monde, en pleine fin du dix-neuvième siècle.

(Le Jour)

George Jubin.

(1) M. George Jubin rend à tort l'Eglise catholique responsable du pharisaïsme et de l'intolérance janséniste de quelques-uns des siens. G. B.


Le Don Quichottisme et Huysmans

L'humeur belliqueuse des preux a trouvé un refuge dans les rangs du clergé. On serait tenté de croire parfois que don Quichotte s'est fait clerc.
Des prêtres dénoncent chaque jour la persécution qui sévit contre l'Eglise, c'est leur droit. Personne ne peut les en blâmer ; s'il se disent tant persécutés, pourquoi donc n'obéissent-ils pas à l'instinct de la défense, qui devrait les porter à se serrer les uns contre les autres, et à recevoir avec honneur et reconnaisance les hommes de coeur qui leur font des offres de services ? Mais c'est chose trop simple pour qu'ils s'arrêtent à la pensée de le faire. Ils ont besoin de se battre et surtout d'être battus. Les rares coups qu'ils portent et ceux plus nombreux qu'on leur administre ne parviennent pas à les calmer.
Les luttes doctrinales, qui passionnèrent jadis de grands esprits, sont terminées. Gallicanisme et libéralisme ont vécu. Qui donc y pense aujourd'hui ? Impossible d'invoquer ces vieilles erreurs pour entrer en lutte avec elles, autant vaudrait aller au cimetière et provoquer en duel les morts.
Que vont faire les Don Quichotte ecclésiastiques ?
Ils ne s'embarrassent pas pour si peu. Ils vont susciter parmi eux des divisions, se créer des ennemis à combattre et, sous les yeux de leurs adversaires, gaspiller leur temps et leurs forces dans des luttes intestines.
Qui donc, en lisant Là-Bas et En Route, aurait pu deviner que l'auteur commît en ces volumes une erreur monstrueuse, une sorte d'hérésie contre laquelle les théologiens devraient braquer l'artillerie de leurs arguments ? Lorsque En Route parut, on cria bien au scandale. Mais ce n'était rien. Il fallut attendre la Cathédrale pour s'apercevoir que Huysmans avait l'étoffe d'un hérésiarque. On n'a pu trouver encore le nom qui convenait à sa doctrine. Patience ! Cela viendra. Je serais surpris si le parrain ne l'appelait pas Durtalisme. Ce serait, en tout cas, fort bien trouvé.
Quand le livre eut paru, les uns furent pour, les autres se prononcèrent contre. A cela, rien d'étonnant. Un livre paraît ; chacun dit ce qu'il en pense. D'ordinaire tout se termine après cette première explosion. Les choses allèrent autrement pour la Cathédrale.
Le bruit courait que bientôt Huysmans quitterait Paris pour se renfermer dans une cellule de l'abbaye de Solesmes ; à cette nouvelle, un vicaire parisien récemment débarqué d'Amérique sentit bouillonner dans ses veines une ardeur toute martiale. Il dressa ses batteries et tira à boulets rouges contre le pauvre Huysmans. Les engins tombèrent chez les curés du département de la Sarthe. Chacun d'eux renfermait une brochure, mal dirigée, maladroite.
Cette décharge était hors de propos. On apprit, en effet, que l'auteur de la Cathédrale ne se faisait pas moine et que, aux rives de la Sarthe, il préférait la vallée du Clain. Cette nouvelle fit surgir un autre Don Quichotte, un Don Quichotte Berrichon. Il s'installa sur son rond de cuir avec une crânerie qui rappelait son collègue de la Manche enfourchant Rossinante. Son bonnet carré valait bien un casque. Quelle flamberge était comparable à sa plume ? Le voilà donc qui s'engage dans la lecture des livres de Huysmans comme sur une terre de mécréants. Les moulins à vent qui s'agitent, les chênes verts aux branches dégarnies, ressemblent à des fantômes qui étendent les bras ; des moutons qui paissent tranquilles, tout cela et beaucoup d'autres choses encore, prennent à ses yeux des allures fantastiques d'ennemis gigantesques. Après avoir chevauché à travers toute la Durtalie, frappé d'estoc et de taille, redressé force torts et travers, l'abbé Belleville se reposa.
Quand le repos eut refait les forces du vaillant chevalier, il prit la plume et raconta tout au long sa belliqueuse campagne dans un livre intitulé La conversion de M. Huysmans. A son livre, il fit une préface, que la Croix s'est chargée de voiturer à travers la France.
Ce n'est pas tout.
Un déserteur de Saint-Sulpice, qui se délasse à Rouen des fatigues que lui a causées la rédaction d'ouvrages sur la mystique où la quantité remplace parfois la qualité, sentit sous les brouillards de la Normandie battre son coeur d'habitant de la Gascogne. L'homme du Midi se leva pour parler et pour écrire. L'Univers recueillit sa prose et la servit à ses quelques lecteurs. Après avoir parlé, le chanoine Ribet voulut agir : il dénonça l'oeuvre de Huysmans à l'Index... Cette nouvelle, grave comme un événement, fit le tour de la presse religieuse.
Il ne faut rien dire du Chartrain, docteur ès-lettres, qui frappa sur la Cathédrale comme sur une grosse caisse pour faire de la réclame à un livre sien, qui ne se vendait pas.
Un cardinal romain traversait la France, l'été dernier, excellents occasion de faire parvenir à l'Index des plaintes contre Huysmans, Drumont et quelques autres remueurs d'idées.
Et tout ce monde de maudire à qui mieux mieux le nouveau Taxil. Pauvres gens ! Ils furent les disciples les plus bêtement crédules du dégoûtant farceur, qui avait nom Taxil. Est-ce donc pour faire oublier leur naïveté d'antan qu'ils cherchent à voir du Taxil partout ? Oh ! Si Taxil revenait, il lui serait facile de les attraper encore. Leur confiance en la canaille qui les paie de mots et de flatteries n'a d'égale que leur défiance pour les écrivains honnêtes qui leur disent crûment certaines vérités, pénibles à entendre.
Entre temps, quelques bons abbés, prédicateurs courtisans de la renommée et critiques soi-disant littéraires, au service d'une petite revue de Lyon et d'une revue parisienne du clergé, qui veut et pourrait être grande, déversaient sur ce pauvre diable de Durtal leur indignation et leurs anathèmes. Tout récemment, Bonne souffrance, de Coppée, fournit à l'abbé Delfour une occasion de dire tout le mal qu'il en pense.
Les accusations arriveront-elles aux oreilles des juges qui prononcent sur la valeur doctrinale des livres, j'en doute. Les preux de la doctrine attendront longtemps. Léon XIII les connaît.
Que fait Huysmans au milieux de tout cela ? Il observe, et il se tait, le don Quichottisme l'amuse, paraît-il. Il y a vraiment de quoi.

(Le Soir)

Nemo

Huysmans dans Livrenblog : Huysmans chez le Coiffeur. Sur les conseils de Huysmans. Joseph Esquirol Cherchons l'Hérétique ! Interview de J.-K. Huysmans sur l'affaire Adelsward-Fersen.



mercredi 19 janvier 2011

André Fontainas



André Fontainas

Lettres à Fernand Mazade :


21 avenue Mozart
XVI
Paris, 3 nov 1936

Mon cher Poète et ami,

Je les tiens, vos deux livres, depuis hier, - et ils me tiennent. Je les ai presque entièrement lus, et vais les relire. Mais, je vous en prie, ne vous offusquez pas si je vous fais un peu attendre mon hommage dans le Mercure. Mes chroniques sont écrites et remises au Mercure jusqu'à celle du 15 janvier inclus. C'est donc seulement le 1er février que je pourrai dire ce que je pense d'Intermède Fantasque et en même temps du Premier Cahier des Amours, comme de l'ensemble de votre oeuvre.
En sincère amitié et en pleine admiration, tout vôtre

André Fontainas


18 août 1936

Mon cher Mazade,

Votre petit et délicieux billet daté du 11 m'a rejoint en Belgique où se passent, cette année, mes vacances. Ais-je besoin de vous dire le plaisir que m'apportent vos éloges ? Vous êtes un de ceux pour qui je l'ai écrit et qui en saisissent l'intention. C'est le plus grand succès que j'en attends, et je suis fier de l'avoir obtenue.
Très amicalement, je vous serre la main.

André Fontainas

Carte Postale à Fernand Mazade (adressée Villa Altèze, Arles-sur-Teck, Pyrenées Orientales, puis retournée, 17 rue de Boulainvilliers, Paris 16e)

Paris, 11 juin 1937 Estimez-vous heureux mon bien cher et glorieux grand poète, de n'avoir pas étouffé, hier, par cette température d'orage dans la salle exiguë où notre bon ami Pourtal de Ladevèze a parlé de moi avec beaucoup d'affection et où l'on a fort bien (chose rare !) dit mes vers ! Je vous envie d'être là-bas, et j'aimerais ne pouvant y aller, vous savoir ici pour vous serrer la main ! Très amicalement à vous

André Fontainas






André Fontainas (1865-1948) : Cabinet André Fontainas à l'Université Libre de Bruxelles.