lundi 7 mars 2011

Georges Maurevert : Scène la vie déliquescente du Comte Robert


Georges Maurevert (1869-1964), publie chez Simonis-Empis en 1901, La Bague de plomb, un recueil de nouvelles illustré par Georges Auriol, Couturier, George-Edward, J. Granié, H.-G. Ibels, François Kupka, C. Léandre, Lucien Métivet, Alfred Muller, Georges Redon, Georges Rochegrosse, Steinlen, J. Testevuide, Edgar Walter, Weiluc, D.-O. Widhopff.

On y trouve une charge parodique dont le personnage principal est le comte Robert [de Montesquiou], cette Scène de la vie déliquescente, Soir des Rois, est dédiée à M. Jean Lorrain et illustrée par Charles Léandre.

Le comte Robert a perdu la "Seule Aimée", mais à l'instar du héros de Charlot s'amuse de Paul Bonnetain, et fidèle à la théorie de l'androgyne chère à Péladan, dont les "pieds myrrhins" rappellent que Maurevert fut l'ami de Tailhade, il se consolera seul du départ de "la Sœur charnelle" et "se tira les Rois pour lui tout seul – longuement...."


Soir des Rois


Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse.
Tristan Corbière.


Las ! Par cette vesprée épiphanique, Robert des Chéiroptères (1) a reçu l'épistole d'adieux pérennels de la Seule Aimée...
Et par la salle oblogiforme, ameublée suivant le concept du chantre d'Ulalume, semblent planer les noires pennes du néfaste Azraël, Archange de la mort !...
Écroulé dans la cathédrale d'ébène massive qui fit délirer le Sâr aux pieds myrrhins, le comte Robert se mémore...
Il se mémore, le comte Robert – et l'ivoire de son front se mosaïque d'une flore funèbre : asphodèles, scabieuses et soucis... Ce pendant que sur la table hexagone en cèdre du Libânon, se froidit, commandée par la Seule Aimée, la Galette pentagrammatique des Rois qu'un pâtissier fameux sigilla du X et du P entrelacés, monogramme byzantin du Sauveur des Hommes.
Oh ! Cette Galette pour la Seule ! - et dans la Pénombre hostile, ces Lys !...


Le comte Robert se mémore...
Lire ?... Peuh !... D'abord lire quoi ?... Verlaine, Marceline Valmore, Kahn, Mauclair, Gide, Laforgue ?... Il les inventa...
Des alexandrins de Mallarmé se juxtaposent à son indifférence :

La chair est triste, hélas ! Et j'ai lu tous les livres.
Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D'être parmi l'écume inconnue et les cieux !

Le Comte Robert se mémore...
Elle ne viendra plus ! Plus ne viendra la Seule Aimée, la Sœur charnelle dont la chère présence ensoleillait son coeur... Plus jamais ! Never more ! Comme dit en anglais le corbeau d'Edgar Poë, dans son ignorance de la langue française...
L'oubli ! Comment ?... L'oublier ! Mais comment ?... Quelle femme pourra jamais pour la Chair et pour l'Ame, remplacer l'Envolée dont Jeanne Jacquemin immortalisa, sur le portrait pendu en face de lui au mur, les traits si botticellesques, si de rêve, sidéraux, ah ! si...!
Non, une femme ne saurait désormais dans son coeur prendre la place de la Seule Aimée partie...
Ah ! Qui dira ses langueurs !
Des vers chantèrent...


Des vers chantèrent – tout à coup...
Ah ! Oui ! Ces vers de son prochain volume l'Annonciateur-des-Lunes... Ah ! Qu'idoines, ces vers, à son désastre d'âme !
Oh ! Vite ! Une harpe, un théorbe, une mandore, pour accompagner leur dict !... Le comte Robert se précipite dans la chambre voisine, où il a réuni les instruments de musique les plus variés, les plus rares, les plus suggestifs...
Voici un guarneri ayant appartenu à Paganini, une épinette de Rollinat, un piano de Paderewski, un clavecin de Marie-Antoinette, un orgue de Barbarie, le cor de Roland, la lyre d'Orphée, une trompette de Jéricho, l'harmonicor de Loys Gardar cher à Octave Mirbeau.

Voici la foule des rebecs, des théorbes, des violes, des cornets à bouquin, des flûtes, des luths, des archiluths, des guzlas, des clavicordes.
Voici des mandolines, des kinnors, des mandores, des tambours, des tambourins, des tambourahs !... Ah ! Le balafon des Nyam-Nyams, le ranicringa, le chikara, le mridanga des Himalayas !...
Voici le juruparis du Rio-Negro, le clarin des Mexicains, et le teponaztli des Incas dont parle M. Oscar Wilde dans le Portrait de Dorian Gray, prototype, comme on sait, du jeune lord Douglas, de la famille des Douglas-au-Coeur-sanglant dont la devise française est, d'après les armoriaux anglais : « Jamais arrière ! ».
Voici les psaltérions, des cithares, des cymbales, des sistres, des saquebutes, des hautbois, des tubas et des buccins !
Les yeux du comte Robert errèrent, vagues et indécis, parmi cette horde baroque, bariolée, d'instruments... Cieux justes ! Quel choisir, conforme à son affliction et à son thrène ?...
Ah ! L'archiluth du divin Casella, maître de musique du Dante !... Il le prit, l'instrument précieux, il le prit avec des gstes doux, lents, dolents, de protonotaire constipé, et s'en retourna au souffroir oblongiforme.
Il s'assit dans la cathédre d'ébène au fronton de laquelle s'éploie le vol éternellement figé des deux chimères soutenant son séculaire écu, non sans avoir préalablement avancé un coussin de velours d 'un rose mourant sur lequel il appuya la partie inférieur du caisson de l'archiluth.


Et dans la pénombre où somnolaient, graves, les grands lys, unis aux accords sombres de l'instrument, la voix du comte Robert s'éleva, qui disait la dualité sempiternelle des sexes, et ses désirs carthaginois et pervers en ces Concupiscences, pantoum délicat et parfumé comme la feuille de baccaris dont le Cyrénéen de Salammbo frottait les talons d'Hamilcar :

Mon pauvre coeur bave à la poupe,
Mon coeur est plein de caporal...
Arthur Rimbaud


Mon Coeur est un boudoir hanté par des Suffètes
Esquissant des Phallôs fabuleux sur les murs !
Belle qui me donna ton Ame un soir de fêtes,
Crois-tu point que nos sens pour le Baiser soient mûrs ?

Esquissant des Phallôs fabuleux sur les murs,
Écoute-les, mon Coeur, chanter l'Épithalame...
Crois-tu point que nos sens pour le Baiser soient mûrs,
Lys d'un Eden béni, mon Albe Fleur, Ma Dame ?

Écoute-les, mon Coeur, chanté l'Épithalame,
L'Épithalame précurseur des stupres fous !
Lys d'un Eden bêni, mon Albe Fleur, Ma Dame,
Par les sentes, florant la vigne, venez-vous ?

L'Épithalame précurseur des stupres fous
Éclate à l'embouchure infâme des trompettes !...
Par les sentes, florant la vigne, venez-vous ?...
Mon Coeur est un boudoir hanté par des Suffètes...


La mélopée s'éteignit...
La Seule Aimée n'entendit point l'incantation mélodieuse de Robert.
L’Âme du poète comte sombrait sous les flots nigranes d'un spleen sans nom...


Un rictus sardonique a coupé soudain la face apâlie du comte Robert... Il se lève et ambule vers la bibliothèque aux vitraux ecclésiaux que lui vendit jadis un prêtre simoniaque...
Il en tire – avec quels soins ! - la vieille Bible hébraïque où se dessèchent dolemment des passiflores et d'irréelles quintefeuilles, et son index fuselé se fige sur le vingt-septième verset du premier chapitre du Bereschit où il est dit que le Seigneur créa Adam mâle et femelle.
Le comte Robert se mémore...


Puis, tout à coup, ses doigts saisissent le souverain Népenthès, l'Électuaire incomparable, le Livre élu entre tous, Charles s'adore, de Pol Bonnetain, qu'un relieur subtil lui vêtit, il y a des temps, des parties diffamées de la dépouille d'un guillotiné.
Sur la couverture aux fers précieux, flamboient les armoiries ancestronaniaques de l'auteur, savoir : d'argent au dextrochère au naturel mouvant du flanc senestre, enserrant un phalle de carnation tesmoigné et pilé de sable, glandé de pourpres, épivardant des gueules.
Autour de l'écu, court la devise altière, la devise de Médée : Moi seul et c'est assez !
Pæan ! Evohé !...
Quel regard jette le comte Robert vers l'angoissante pénombre où agonisent les grands lys !
- Je serai la Reine et le Roi ! Cria-t-il... l'Androgyne inouï que révèrent Péladan et Léopold Lacour ! Lingam et Yoni de Burnouf !... O Fève du Gâteau épiphane, symbole suave de perfection génésique, moi seul Te trouverai par cette vesprée candide !... Je serai la Reine et le Roi ! Joies !...


Et, loin de la pénombre occulte où mouraient les grands lis, le bon Poète se tira les Rois pour lui tout seul – longuement...



(1) Robert de Montesquiou publie chez G. Girard, en 1892, Les Chauves-Souris.


Robert de Montesquiou


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