jeudi 21 avril 2011

F. de Nion : Sonyeuse de J. Lorrain





Sonyeuse, par Jean Lorrain. Charpentier.

C'est presque un roman la nouvelle de 76 pages qui ouvre le volume de Jean Lorrain et donne son nom au livre ; elle a toute l'ampleur d'une étude passionnément et amoureusement fouillée de vie provinciale, dépeignant, la grisaille des petites villes, leur charme éteint, l'isolement des rues « et tant de cloches dans l'air ». Je connais peu d'oeuvres, par l'étrange et pénible temps littéraire que nous traversons, qui donne mieux la sensation d'un art très simple et très grand, d'un art calme exercé dans la quiétude et l'heureuse paix du travail. Et l'étonnement, l'antithèse, s'accentue, si l'on songe que l'écrivain qui a fait passer à travers les grandes pelouses, les grands jardins du pavillon de Sonyeuse les figures effacées, aux apparences de rêves, de lord et de lady Mordaunt, est le même qui donne au jour le jour ces instantanés cruels et sataniques du parisianisme, l'écrivain à l'eau-forte dont la pointe troue, blesse et fait saigner, le sceptique et désillusionné fantaisiste des « Matins de Paris », ces petits chefs-d'oeuvre de précision et d'ironie. Cherchez bien dans le volume, cependant, vous y trouverez comme la trace – ou comme l'origine – des mordantes tristesses de Rétif de la Bretonne, l'hallucination maladive y nait dans l'atmosphère vieillotte des chambres de province, y gagne ce charme secret du mystérieux rustique qui se meut dans l'ombre des pièces hautes et vastes, des greniers – riant au jour, - des bosquets noirs à la nuit, verts au soleil ; c'est là qu'il prendra ces touches fantastiques qui pénombrent même les plus exactes visions parisiennes, ce sens de l'occulte, du pas expliqué, qui donne à toute son oeuvre un attrait pervers et capteur. Vous la retrouverez plus loin, cette note nouvelle, dans les Soirs de Paris, dans la vision de cet « amants des poitrinaires », l'amant des dernières amours, - un conte qu'aurait envié Poë, et qui pourtant ne lui ressemble point. - Et avec tout cela, et par-dessus toute cette prose enragée d'esprit et de luxure, plane la poésie de celui qui a fait, entre tant d'autres, les si jolis vers archaïques de l'Indifférent [I], cette piécette exquise dont la Revue a donné le premier acte et qui m'avait consolé d'avance des Uns et des autres.

François de Nion, Les Livres,
La Revue Indépendante,
N° 58, Août 1891.

[I] L'Indifférent. Éventail. Publié dans la Revue Indépendante, tome 11, n° 30, avril 1889, pp. 231 à 250.



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