vendredi 22 avril 2011

La fin de Lemice-Terrieux.




En 1896, Paul Masson, avocat, ancien magistrat, travaille la Bibliothèque nationale où il est "attaché au bureau du catalogue", en avril Henry Gauthier-Villars (Willy) dans un article de la Revue encyclopédique présente son ami mystificateur au grand public, Lemice-Terrieux devient alors célèbre. En mars, le même Willy avait déjà donné deux articles sur Lemice-Terrieux et le Yogi au journal Le Rire, Il ne fait rien comme les autres et Affaiblismes, repris tout deux dans Livrenblog. En novembre 1896 la mort de Paul Masson est annoncée dans la presse, voici ce que l'on pouvait lire dans le journal Le Temps :

Rubrique Fait-divers, 13/11/1896.

Mort de Lemice-Terrieux. M. Paul Masson, ancien juge en Algérie et ex-président du tribunal à Chandernagor, plus récemment employé à la Bibliothèque nationale, mais en tout temps et surtout roi des mystificateurs, vient de mourir à Strasbourg.
Lemice-Terrieux habitait à Paris, 77, boulevard Saint-Michel, un petit appartement, au sixième étage. Depuis dix ans, il travaillait à la Bibliothèque à la confection du catalogue. Plus sérieux dans ces graves occupations que lorsqu'il se livrait à quelqu'une de ses fumisteries devenues légendaires, Paul Masson avait la réputation d'un érudit et d'un fervent bibliographe.
Au mois d'août dernier, se sentant très souffrant il partit pour Aix-les-Bains, mais, sans se rendre aux avis qu'on lui donnait, prit force douches qui l'affaiblirent encore. Il partit alors pour Strasbourg, où sont établis ses deux frères, et y resta jusqu'à la fin d'octobre. Son état s'aggravait toujours. Paul Masson cependant voulait rentrer à Paris, et prit un beau jour le train sans prévenir personne; mais, à la première station, le malade eut assez du voyage. Il revint à Strasbourg, où il s'éteignit le lendemain 31 octobre. On l'enterra au cimetière de Strasbourg. Les médecins qui procédèrent à l'autopsie du corps attribuèrent la mort, nous déclare le frère de M. Paul Masson, à un affaiblissement général.
Les « fumisteries » qu'on attribua à Lemice-Terrieux sont innombrables. Lui-même s'avoua l'auteur de beaucoup, et récemment, dans ses Promenades et Visites, M. Adolphe Brisson énuméra quelques-unes des plus célèbres. Il suffira de rappeler celle dont il tirait le plus vanité, et dans laquelle sa verve s'exerça au dépens de l'Institut même.
Après la catastrophe de Saint-Mandé, Paul Masson rédigea et fit imprimer une brochure, dédiée « à sa chère tante, victime de la catastrophe » et intitulée « les Trains éperons, projet d'un dispositif aussi commode qu'infaillible pour prévenir tout accident de chemin de fer ».
Ce dispositif consistait dans l'établissement en avant et en arrière de chaque train d'un plan incliné muni de rails, partant du niveau de la voie et se continuant par dessus toutes les voitures. Un train venait-il à la rencontre du premier ? Au lieu de le heurter, il montait par dessus en suivant le plan incliné, longeait la voie aérienne, et redescendait, sans difficulté à l'autre extrémité.
L'Académie des sciences, à laquelle fut adressé l'opuscule, le renvoya, avant tout examen, à sa commission de chemins de fer, et Lemice-Terrieux en éprouva la plus grande joie de sa vie.

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1ère page, 14/11/1896

ORAISON FUNEBRE DE LEMICE-TERRIEUX

La nouvelle de la fin prématurée du célèbre Lemice-Terrieux rencontre des sceptiques. Parmi ces incrédules, les indulgents disent « Elle est bien bonne » et les autres « II était un peu usé ». C'est son châtiment de n'être pas pris au sérieux, même dans un rôle qui prête aussi peu à rire que celui de mort authentique. S'il est trépassé pour tout de bon, comme tout semble l'indiquer, il risque d'être assez faiblement regretté par de nombreuses catégories de personnes honorables candidats à l'Académie, membres des corps savants, critiques littéraires, journalistes, ou simples braves gens ayant quelquefois du monde à dîner. Fausses nouvelles, fausses candidatures, faux désistements, fausses invitations ou invitations faussement décommandées telles étaient les « gaietés » habituelles de cet ancien magistrat.
Ces exercices l'amusaient sans doute beaucoup, puisqu'il se donnait une peine énorme pour les mener à bien. Mais quelle espèce de plaisir y trouvait-il ? Quelle était la psychologie de Lemice-Terrieux ?
D'innombrables articles de journaux et de revues ont examiné cette grave question. Notre collaborateur Adolphe Brisson, qui eut le courage d'affronter le monstre dans son antre, a vu et touché de ses mains un gros registre où tous ces articles étaient soigneusement collés et minutieusement classés.
Lourde faute ! Terrible imprudence ! Dans ce duel entre l'interviewer et le mystificateur professionnel, ce dernier n'a pas eu l'avantage. Il s'est trahi. On sait maintenant que toutes ces machinations compliquées n'avaient d'autre objet que de rendre fameux le nom de leur auteur. Les séductions de la gloire sont toutes-puissantes. On obtient ses faveurs comme on peut. Lorsqu'on est contraint par l'injustice de la nature à se priver des ressources qu'offrent à quelques autres le talent, la bonne grâce ou l'esprit, il reste un moyen désespéré, mais infaillible, de forcer l'attention des gens c'est de s'approcher d'eux traîtreusement et de leur donner un croc-en-jambe.
Ce procédé suppose quelque misanthropie. Et l'on a reproché à Lemice-Terrieux ses mauvais instincts.
On a bien fait. Il faut, a-t-on dit, que cet homme soit foncièrement pervers et féroce, pour ajouter ainsi de nouveaux mensonges au chaos d'erreurs et d'incertitudes où patauge la pauvre humanité. Sans doute. Mais remarquez que ce n'est pas sur l'infirmité essentielle de l'esprit humain que Lemice-Terrieux comptait pour le succès de ses fumisteries. Il savait bien, au contraire, que tel mémoire charentonnesque adressé à l'Académie des sciences, serait sur-le-champ jeté au panier pour peu qu'on y portât les yeux; que les journaux n'auraient jamais inséré ses informations fantaisistes, s'il leur avait laissé le temps de les contrôler. C'est pourquoi ses missives arrivaient toujours au moment de la mise sous presse ou bien étaient adressées à des secrétaires perpétuels ou non pour qui le dépouillement du courrier n'est qu'une simple formalité. Ce n'est donc pas sur la bêtise humaine qu'il a spéculé, mais sur la nécessité où se trouvent les gens laborieux d'expédier rapidement les menues besognes. Et ce calcul n'est pas exempt de méchanceté. Mais s'il met en relief un trait du cœur humain, c'est la confiance, la bonne foi, le respect d'autrui. Et cette vertu, sous ses diverses formes, nous fait, à nous, mortels infortunés, le plus grand honneur. Les farces de Lemice-Terrieux ont toujours abouti à démontrer que ses victimes méritaient la sympathie. Un misanthrope ne pouvait être plus maladroit.
Lemice-Terrieux n'en avait pas moins de grandes prétentions philosophiques. II se donnait comme un bienfaiteur de l'humanité, oubliant que les seules plaisanteries bienfaisantes,ou simplement intelligentes, sont du genre. de celles dont on rit au théâtre, qui tournent à la confusion d'un méchant ou d'un sot, qui ne sont pas à elles-mêmes leur propre fin et qui démontrent quelque chose. Il se comparait au démiurge, qui tient dans ses mains les fils des marionnettes humaines. Et sans doute M. Renan a laissé entendre que le démiurge pourrait bien n'être qu'un grand mystificateur. Avouons qu'en tout cas sa mystification a une certaine allure il ne descend pas au détail. Les lois qu'il a données à l'univers se sont imposées à Lemice-Terrieux, aussi bien qu'à ses victimes. Non seulement, ce plaisantin n'a rien changé à l'ordre du monde, mais il n'a découvert aucun de ses secrets. Si le démiurge a un rival, c'est le philosophe et le savant.
Et tout cela est tellement évident qu'il ne vaudrait pas la peine d'y insister, si de longues « études » n'avaient été consacrées à Lemice-Terrieux par des écrivains qui se sont extasiés sur la profondeur du mystère de son âme.
De s'être fait passer pour un penseur, ce serait, à vrai dire, la seule mystification réellement plaisante de Lemice-Terrieux; mais, chose admirable, et qui le peint tout entier, ce n'était pas une mystification. Il y croyait. [I]


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Rubrique Fait-divers, 16/11/1896

- II est bien mort. - Lemice-Terrieux appartiendrait-il à la catégorie des morts qu'il faut qu'on tue ? On le croirait à voir la persistance que certains mettent à déclarer qu'il est vivant. Un de ses imitateurs, la chose était facile à prévoir, s'est affublé de sa dépouille et écrit à divers journaux des lettres signées : « Paul Masson » et où il annonce que le roi des mystificateurs vit toujours et que, en propageant le bruit de sa mort, il a simplement voulu savoir ce que ses amis pensaient de lui. Cela, le vrai, l'authentique Paul Masson, curieux, on le sait, de connaître l'opinion de ses contemporains à son égard, ne le saura jamais. Car il est mort, bien mort, ainsi qu'en témoigne la copie suivante de son acte mortuaire que nous adresse notre correspondant de Strasbourg :

BUREAU DE l'ETAT-CIVlL
DE LA
VILLE DE STRASBOURG
N° du registre : 256O
MASSON Paul

EXTRAIT
du Registre des décès.

Strasbourg, 8 novembre 1896.

En vertu d'une communication officielle de monsieur le premier procureur impérial de Strasbourg, du 7 novembre 1896, il a été inscrit sur le registre des décès que l'ancien bibliothécaire Paul Masson ; âgé de quarante-sept ans, appartenant à la religion catholique, né à Strasbourg et demeurant à Paris (France), fils d'Auguste Masson, commerçant, décédé à Strasbourg, et de sa femme légitime, Caroline, née Hagenbourger, encore vivante à Strasbourg, est décédé à Strasbourg, le 31 octobre 1896, entre huit heures et neuf heures du matin.

L'employé du bureau de l'état-civil,
AD. KIEFFER.

Pour copie conforme :
Strasbourg, 14 novembre 1896.
L'employé du bureau de l'état-civil,
AD. KIEFFER.

Ici le timbre de la mairie.


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Rubrique Fait Divers, 28/11/1896

LE SUICIDE DE LEMICE-TERRIEUX. Nous avons publié, il y a quelques jours, la copie de l'acte mortuaire de M. Paul Masson, copie qu'avait bien voulu communiquer à notre correspondant de Strasbourg, M. Ad. Kieffer, officier de l'état civil.
II résulte des nouveaux renseignements que nous avons recueillis que l'infortuné Lemice-Terrieux s'est suicidé.
Son cadavre a été retiré de l'Ill, près du barrage de la Robertsau, le 7 novembre.
M. Paul Masson avait dû se donner la mort une semaine auparavant, le 31 octobre, entre huit et neuf heures du matin, ainsi que l'indique l'acte mortuaire.


[I] Un article signé Flavius dans La Critique, n° 43, 5 décembre 1896, relève le caractère injuste de cet article. Nous ne savons pas qui ce cache sous le pseudonyme de Flavius, mais grâce à Willy nous pouvons dire qu'Emile Straus, l'un des principaux rédacteurs de cette revue dirigée par Georges Bans, était l'ami de Paul Masson ("J'étais depuis quelques temps sans nouvelles de ce doux maniaque, quand je rencontrai, hier, un de nos amis communs, Emile Straus." Il ne fait rien comme les autres. Willy, Le Rire, N° 70, mars 1896) :

Moeurs
Paul Masson

Je viens de découvrir une perle dans le Temps.
Ô cet article, rageur mais poncif, consacré à la mémoire de Lemice-Terrieux ! Si ce n'était exprimer un regret de La Palisse, je m'avouerais inconsolable de ce que le pauvre Paul Masson ne le lira jamais ! Combien il eût été heureux de n'avoir point mérité les épitaphes menteusement élogieuses et les pleurnicheries funéraires dispensées par cette séquelle qu'il méprisait gaiement : piontifes (sic. 1) de l'ignorance, de l'hypocrisie, de bien pis encore, tous dignes de la définition dont il avait affublé le plus raseur d'entre eux, un artiste qui cause dix tableaux par année et en peint un par lustre : « Sublime Prudhomme ! Quand on lui annonce un cataclysme, il a l'air embêté pour le bon Dieu ! »
La Nature avait été moins injuste envers Paul Masson que ne semble le croire le biographe de chez Hébrard. Il avait du talent, comme avocat ; et, si le rédacteur de la feuille soporifique où on l'a venimeusement insultait écrivait le français comme lui, le tirage du journal n'en souffrirait certainement pas. On a trop unanimement constaté son érudition pour que j'aie besoin de la mentionner une fois de plus. Donc, il possédait plus d'éléments qu'il n'en faut, pour « réussir » au sens pleutre du mot, mais il savait trop le fond des choses, et n'a pas daigné.
Et puis, cet ironiste était un honnête homme ; certains qui clabaudent derrière son cercueil lui ont emprunté de l'argent sans jamais le lui rendre ; lui ne devait rien à personne. Il n'a jamais songé à se servir de sa plume pour faire chanter les perceurs d'isthmes, les ministres emmêlassés, ou les passionnées du Faubourg enclines à d'excessives tendresses pour leur cocher ; même, il ne s'est jamais avisé de vendre la plus mince tranche d'information à l'étranger, ce qui lui eût assuré une situation coquette dans un journal bien posé. Le traiter d' « ambitieux » est donc une trouvaille étrangement savoureuse.
Aussi bien, les traits de génie abondent en cet article dont le non-signataire s'indigne de la « méchanceté » de Lemice-Terrieux qu'il accuse d'avoir mis à mal la « confiance et la bonne foi » de ses tendres victimes. C'est donc les qualités de ces vertueux bernés qui les ont empêchés de savoir qu'il n'existe plus de Jésuites aux Indes depuis Louis XV, et que les trains-éperons seraient d'un usage malaisé ?... Non, crétins rancuniers, Prudhommes sublimes ou autres, Paul Masson n'a point démérité pour avoirs montré ce que vaut votre science et votre conscience, et vous accomplissez un de ses voeux les plus chers en lui épargnant les fleurs banales et les larmes sauriennes dont vous salissez tant d'autres tombes...
Flavius.

(1) Coquille ou mot valise ?
François Caradec et Noël Arnaud : Paul Masson dit Lemice-Terrieux, dans Encyclopédie des Farces et attrapes et des mystifications, Pauvert, 1964.
François Caradec : Paul Masson, le mystificateur solitaire, dans La Farce et le Sacré, Casterman, 1977.
François Caradec : Une tête de turc de Lemice-Terrieux dans Les Têtes de Turc, VIIe Colloque des Invalides, Tusson, Du Lérot, 2004.
Raymond-Josué Seckel : Un Blagueur à la Bibliothèque, dans Revue de la Bibliothèque Nationale de France, n° 31, 2009.
Eric Walbecq : Une fiche de Masson, dans Les Mystifications littéraires, IVe colloque des Invalides, Tusson, Du Lérot, 2001.


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