mardi 26 avril 2011

Robert de Montesquiou et Jean Lorrain par Henry Bataille.


Le Comte Robert de Montesquiou


M. de Montesquiou a été longtemps la victime de sa propre légende, c'est une histoire fort commune ; chacun a une légende absolument indépendante de la vérité, parfois diamétralement adverse, souvent absurde, souvent clémente ; c'est une affaire de chance : on a sa légende comme on a sa bonne on mauvaise étoile. Des facétieux et des ignares écrivirent à la craie sur la redingote jadis vert émeraude de M. de Montesquiou : Amateur. Le mot reste. En réalité rien n'est plus faux qu'une telle appellation à propos d'un tel homme. Il n'y a pas amateurisme quand il y a science... Nul n'a caressé de plus près la syntaxe, nul ne connaît une éloquence plus rapide et plus amusante, les ressources les plus clownesques de la langue française. En vérité, il est en désaccord avec le goût de l'époque sur la définition du mot « artiste » dont Flaubert a donné la formule dernière, qui est celle de la souffrance et de l'abnégation totale. Lui, de très bonne foi et sans pose, en est resté à une formule quinzième siècle, celle de l'improvisation : voilà la vérité, c'est un improvisateur. Il improvise partout, à cheval, à pied, en voiture. Il laisse des vers derrière lui. Son œuvre ressemble à ces arbres de mi-carême criblés de papiers multicolores, confettis et concettis, dirait-il : c'est une improvisation perpétuelle. Il improvise à propos de tout, sur tout, sans restriction : l'important est qu'il jette un pétale. Il est probable qu'à ses yeux un vers n'existe pas en soi : bon ou mauvais, il appartient à l'ensemble cristallisé non seulement du livre, mais de l'oeuvre à venir. Il improvise à la vie pour la remercier ; c'est une façon de rossignolade, et quand il chante devant le roi, il chante sa chanson la plus compliquée. Sa voix n'est qu'un fragment de son geste, si l'on peut dire... Certes, un dilettante, et d'un dilettantisme d'information forcenée. Il respire la vie avec un intense plaisir. Des deux façons de la percevoir, ou de la ramener toute à soi, ou de s'extérioriser le plus possible vers elle, avec amour, il a choisi la dernière. C'est à cette impersonnalité respectueuse, - et cela il faut l'admirer beaucoup par le temps qui court – que s'est voué M. de Montesquiou. Je dis bien respectueuse, car pareille impersonnalité engendre le respect des choses, des êtres, de la conscience intégrale du monde. Et c'est pour avoir mal compris qu'on a accusé M. de Montesquiou de servitude devant les gloires, d'humilité calculée. Je vois, au contraire, un rare et beau signe d'âme dans cette inclinaison devant le génie particulier de chaque être et de chaque chose. Ce souci scrupuleux d'impersonnalité engendre aussi un éclectisme bien curieux et bien appréciable chez un être qui a touché à tant d'esthétiques. Il a eu soin de ne les brancher sur aucune formule, il s'est soigneusement préservé de ce parasite tentateur, l'idée générale. Son esprit critique procède simplement par admiration : et si c'est là la définition du dilettantisme, eh bien, apprenons.

On peut admirer quatre choses chez M. de Montesquiou, en tout ou en partie, à notre choix : ses vers, sa prose, sa personne ou sa maison. Ces quatre motifs sont à importance égale. Il les livre au même titre à notre attention. Il ne se froisse pas qu'on en élimine l'un ou l'autre. Son monument de poésies est, pour mon compte, ce que j'aime le moins. Il est plus hâté, moins condensé qu'on ne le souhaiterait. Cependant, dans ces dernières années, M. de Montesquiou s'est efforcé vers la perfection. Ses Perles rouges sont d'une note réfléchie, tout à fait particulière dans son œuvre. Mais quelle verve satirique, quelle maîtrise ironique dans tel chapitre de prose comme la République de Saint-Frusquin, petit chef-d'oeuvre entre tant de pages toutes séduisantes ! Il y a du reste, chez cet homme, un lyrisme d'ironie très classique qui ne nous a pas encore dit son dernier mot.
L'oeuvre littéraire, M. de Montesquieu l'a voulue inséparable de l'homme. Il faut s'incliner devant cette décision sans la discuter et l'admettre. De l'attitude, il n'y a rien à dire ici : ce n'est pas le lieu. Il faudrait soulever à nouveau la périodique question du dandysme et de ses transformations sociales. Je me contenterai de constater que M. de Montesquiou paraît avoir été le plus personnel du genre, le plus français. En vérité, son cas, il y a cent ans, n'eût pas été isolé : aujourd'hui, il renoue un peu proprement la tradition. Nous avions eu de pitoyables essais : la simiesque saleté de Barbey d'Aurévilly, l'odeur de brasserie républicaine de cet autre oripeau littéraire, Villiers de l'Isle-Adam ; cela faisait l'admiration des écoliers de lettres ; c'était « la gloire à la crasse » de la rive gauche. Et je dirai tout net qu'il est odieux d'entendre blaguer M. de Montesquiou par ces bons jeunes gens en capes espagnoles qu'on rencontre au bras de leurs bien-aimées, et dont toute la coquetterie distinguée, - mais qui n'abdique jamais, - s'est réfugiée dans le pli gras de leurs cheveux. Ah ! qui dira la laideur traditionnelle de l'homme de lettres ! Voilà bien une laideur particulière à notre siècle et de son invention. Mais laissons cela. Peu de sujets deviennent aussi facilement vexants que celui de l'aristocrate contre le « commun ».
Tout le monde, du reste, au fond, du petit au grand, cherche une attitude. Elle est plus ou moins réussie, voilà tout. Ne pas en avoir (je ne m'en suis aperçu qu'à la longue) constitue la plus prétentieuse. Mais, en tous cas, l'attitude est un long apprentissage du goût et du sens de la haine : elle ne s'improvise pas.
Tout vêtement est une signature terrible de l'individu. La perfectibilité extérieure, alors qu'on s'y adonne, est un résultat moral comme un autre, un total comme l'oeuvre elle-même. Et, quel que soit ce résultat, lorsqu'il réussit, il a exigé, en vérité, toute une science. En art pareillement. On entend quelquefois des rapins passer devant Burne-Jones, et, levant les épaules, s'esclaffer et injurier avec haine, de toute leur force : « Quel !...» Il faudrait tout de même leur enseigner que, mis à part l'esprit et les tendances de la chose, elle représente cinquante ans de métier, cinquante ans d'aristocratie intellectuelle, et que la plaisanterie retombe sur l'imbécile. La science acquise d'une recherche a donc le droit de la protéger contre l'insulte téméraire. Voilà ce que les demi-artistes ne savent pas assez.
La science acquise de l'attitude, M. de Montesquiou l'a à un très haut degré. Mettez un anglomane à côté, vous vous en rendrez compte.
Rien n'est plus malaisé que la grâce affectée. On s'aperçoit du goût de quelqu'un, surtout quand il lui est nécessaire d'être de mauvais goût. Cela arrive. Mettre à point une hideuse cravate, accomplir un geste suranné, exigent infiniment de tact. Il y a les tentations communes et peu de gens savent ne pas mettre une rose à la boutonnière.
Monsieur de Montesquiou est un homme heureux. Il hait la lésion de la sensibilité. La vie lui est un vaste goûter, et la pensée une vaste érudition. Il a un cerveau en déménagement avec beaucoup de caisses clouées, un fouillis de choses privilégiées, des cadeaux.
Au milieu de tout cela, il va le regard clair, faisant la nique à l'émotion, sachant la joie et le luxe de tout. Je l'entends dire souvent à la recherche d'une découverte : c'est une erreur.
Il est à la recherche d'une « consécration ». Et j'estime qu'il ne faut pas sourire de l'homme qui se dit le matin en mettant un myosotis au revers de sa redingote : « Pour lui faire plaisir ! Ce sera la journée du myosotis. » Au fond, il n'y croit pas plus que vous, mais il estime que la vraie culture humaine c'est l'esprit - dans le sens de spirituel, bien entendu. - La souffrance est universelle, les bêtes l'ont : nous avons seuls le sourire, et cet homme s'en allant rejoindre au ciel ses aïeules, dont il a la bouche et le maintien, saura quitter l'existence en souriant, pour la remercier dignement.
Quant à la survie, il en est assuré.
Par une métaphysique lie poète dont personne avant lui ne s'était aussi ingénieusement avisé, il s'est préparé l'immortalité la plus enviable. En dehors de ses livres où il a planté des pimprenelles d'octosyllabes qui fleuriront en l'avenir, il a voulu se perpétuer dans une fleur et dans un oiseau. A l'hortensia et à la chauve-souris, il a incorporé les cendres de son esprit, sûr de revivre désormais et quoi qu'on fasse en eux : c'est d'un éloquent panthéisme qu'envieraient des morts plus glorieux. Voilà bien une espèce de précaution digne d'un Japonais. Et puisque ce qualificatif prestigieux se présente, disons qu'il a, en vérité, « l'état d'âme japonais », l'élaboration patiente, exclusive de la plastique des sentiments humains. Il a même, dans toute sa personne, un peu l'air de là-bas - jusqu'en ses mains veuves d'éventail – cette sorte de dessèchement particulier à ces hauts dignitaires, d'ordres un peu mystérieux, comme il y en a dans tous les pays, et qu'on ne sort qu'à certaines fêtes rares de l'année. Il a dans la démarche la grâce vieillotte d'un mikado-poète en promenade, et dans les rides heureuses du visage incliné je ne sais quelle suavité diocésaine un jour de gala.

Henry BATAILLE.
La Renaissance Latine, N° 1, 15 mai 1902


Jean Lorrain


C'est une sorte de grand barbare, un barbare authentique, installé dans l'Urbs boulevardière, où il apporte et prodigue depuis vingt ans ses instincts de sang et de volupté, sa compréhension raffinée de la ville, son sens des ironies locales, sa politique madrée d'oriental ou de Celte (car on ne saurait discerner au juste son origine réelle), et mêlant à cela, au goût des arts et de la culture, les brutalités les plus solitaires ou les plus criminelles. Du barbare il a, en effet, le goût des bijoux et des gemmes, des parfums forts, des teintures, des matières adornées, des poisons, des éthers, l'irrésistible attraction vers les châtoiements de turquerie, l'amour du bazar et le fétichisme superstitieux des choses. Du barbare, il a la convoitise gourmande et l'amusement artiste, et aussi une sensibilité d'enfant très douce, facilement en larmes, une sincérité à tout propos qui s'attendrit en paroles véhémentes, alors presque câlines avec des retours enfantins et de vieux chagrins, et - dominant le tout, - par delà les émois, le scepticisme, la méchanceté, les colères, les ambitions, une candeur, une grande candeur mal dissimulée qui fait le fond véritable de cette nature où tout le reste a mis ses greffes et ses entes profondes.
On a la sensation, n'est-ce pas, qu'il n'est, point d'ici. Pourquoi ? Des rêves authentiquement héréditaires on dirait qu'il les porte encore dans ses gros yeux aux lourdes paupières tombantes de mystique ; des images de mer et de fée s'entrecroisent réellement en eux. Ce n'est pas acquis cet amour du passé, ce n'est point de la pose ni de la littérature cette antiquaillerie de contes et de ballades. Il adore ça. Il y a vraiment en lui comme des ancêtres qui pleurent, toute une race peut-être directe de normands qui lui vantent à son insu les vieilles aventures de leur horde libre, - les pieds nus dans les boues et les coussins impériaux.
Sa figure claire aux maxillaires assassins, prête pour le casque et le turban, dit nettement les alternatives qu'il y a en son âme de raffinement et de bestialité. On y sent renaître par instants et par bordées, la brute torrentueuse en proie aux poussées de l'instinct, et, d'ailleurs, d'un instinct mal défini où se heurtent comme chez les êtres primitifs les atomes mâles et femelles de l'obscure origine. C'est, avec le goût de la débauche lâchée par la ville, la solitude des désirs effrayants et la volonté de se ruer au peuple, source de toute force à laquelle les quintessences lasses viennent parfois demander le fort parfum de l'ail et du gros vin.

Il n'y a pas d'amalgames disparates dans une âme. Ses contradictions ne sont qu'apparentes et elles se rattachent toutes, à un type fixe d'individu. Il ne faut parfois qu'un mot pour nous le faire comprendre, mais ce mot parfois nous échappe et jusqu'à ce que nous l'ayions trouvé nous rassemblons mal les éléments épars d'une personnalité. Ce mot est bien pour Jean Lorrain : Barbare.
Il se présente à nous comme tel. Dans une foule il fait une tache colorée, à quoi on reconnaît toujours une espèce de prestige exotique. Il se détache violemment sur le fond gris des gens et il lui serait difficile de dissimuler cette sincérité bouillante vraiment extraordinaire qui fait sa caractéristique. Tantôt blessé, tantôt furieux, tantôt veule ou éperdu de rosserie, bégayant d'émotion, on le voit un peu partout pleurant d'un beau vers, mourant d'une glace mal digérée. Il se laisse aller à lui-même avec un peu d'épouvante et infiniment de volupté. Il s'exagère.
Il a aimé créer des fantômes à ses diverses images. Il a voulu s'incarner dans des types, et c'est à cause d'un narcissisme perpétuel que nous connûmes Bougrelon, Phocas, et l'étonnant Vorousof. Mental, trop mental, il a créé des êtres plus compliqués que lui-même et mille fois plus décadents, parce qu'il ignora toujours peut-être cette candeur innée qui est, comme nous le disions, le meilleur de sa nature. Cher Phocas ! Il satanise les vices les plus simples, il rend neurasthéniques les bijoux rien qu'à les regarder, morphinomanes les vases de Gallé rien qu'à les toucher avec ses mains tâteuses de princesse burne-jonesque en quête de l'anneau perdu. On le voit pâle comme du temps de Musset pour la moindre nuit d'orgie. Il chante « les névroses », les fameuses névroses ! Confiture de pourriture, raisiné de mal-à-l'âme, avec quelque chose de second empire dans sa courtisanerie, M. de Phocas, reluisant parmi les gibbosités de ses bijoux et les viornes de ses cravates, nous est un type acquis désormais, très cher après tout et bien français, bien nous, pour l'alliage insolite et absurde de l'art à la volupté, du factice à l'instinct, pour le sadisme poëmatiqne dont l'exégète parfaite est cette divine Anactoria de Swinburne, « qui voulait faire des blessures harmonieuses à l'aimée afin de les sentir après avec sa langue ». Quand M. Lorrain souffre ; M. de Phocas s'exténue ; quand M. Lorrain se contracte, M. de Phocas se crispe. M. Lorrain l'a forgé dans son enfer, où Satan est devenu ouvrier d'art ; il l'a forgé d'un souffle lourd et amplifié avec délices.
D'Aurevilly n'a jamais fait mieux que ce Vorousof, qui a sur ses congénères la supériorité d'être sincère et vécu, en des inimitables impulsions. En plus, éclatent, dans le style descriptif de son auteur, à tout bout de champ, des paysages, des notations d'atmosphères, si puissamment aspirées, par des poumons, semble-t-il, supra-sensibles de malade. - Que l'on a, dans ces livres, à côté de la pire fermentation des âmes, le contraste de la nature saine, toute vraie, avec la pureté de ses vents, et toute la nappe de son ciel ! Alors le style piaffe et se colore magistralement, et c'est net ainsi qu'un beau fichu de paysan. dans le soleil. – Jusqu'à reprendre les errements de des Esseintes, et les princesses Trimegistes.
Il semble que, fatigué de ces choses damnées, M. Lorrain se repose un peu, lassé sans doute d'avoir trop étreint. Le Barbare blessé, - aux maxillaires assassins - fait trêve maintenant, du haut de sa terrasse encore rêveur comme Tristan.
J'aime à le supposer hanté de quelque songe familier, où domine le goût et l'amour du sang, du sang jeune et frais qui coule aux poignets des adolescents, du beau sang de vie et de jeunesse qui sera son suprême regret.
Et de tout cela auront germé des oeuvres qui nous laissent, à les avoir lues d'un trait, cette longue persistance d'arôme que, l'été, on emporte démesurément en soi pour avoir rencontré quelque part, en ses promenades, la putride solitude d'un lys ou l'odeur hystérique des châtaigniers en fleurs.

Henry BATAILLE.
La Renaissance Latine, N° 2, 15 juin 1902
Henry Bataille dans Livrenblog : Henry Bataille.




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